M.le Président, madame la ministre,
Mes cher(e)s collègues,
Pourquoi ai-je choisi de vous présenter une PPL visant à limiter l'usage de la biométrie aux seules finalités de sécurité ?
Pourquoi ai-je voulu ainsi courir le risque de sembler m'opposer à une évolution inéluctable que l'on appelle encore le progrès ? Pourquoi refuser que l'on puisse ouvrir son smart phone par reconnaissance faciale, accéder à une cantine par lecture du contour de la main, à un jeu vidéo par ses empreintes digitales ?
Pourquoi, comme me le disait l'autre jour un participant au colloque opportunément organisé par la Commission des Lois, priver les utilisateurs de ces facilités et compliquer encore un peu leur vie quotidienne en les obligeant à mémoriser un code, conserver ou présenter une carte ou à acquérir simplement un ticket ?
D'autant que je n'ignore pas les enjeux économiques, industriels, technologiques que soulèverait une telle limitation et qui, rappelés dans cet hémicycle, ne manqueront pas de vous faire douter.
Pour répondre à ces questions, je n'entends pas brandir l'argument, par ailleurs légitime, de la protection des libertés individuelles. Le recueil des données biométriques soulève en effet de nombreuses inquiétudes, en particulier quant aux risques d'inter-opérabilité des systèmes recueillant ces informations qui permettraient d'établir un profil complet de nos concitoyens.
Je n'oublie pas non plus que ces techniques, encadrées par la loi informatique et libertés et bientôt par un prochain règlement européen, restent soumises à un régime juridique rigoureux ( d'autorisation) et ne se sont le plus souvent développées que dans des domaines restreints concernant la circulation des personnes, en particulier l'immigration, et la lutte contre la criminalité. J'ai enfin bien en tête les travaux de notre Assemblée en particulier de Jean-René Lecerf sur la carte d'identité ou la passeport numériques dont la qualité mérite d'être saluée.
Mais si j'ai souhaité ouvrir ce débat devant vous, c'est au moins pour trois raisons qui me paraissaient suffisamment fortes pour nous obliger à approfondir notre réflexion.
La première tient à l'ampleur du changement technologique que nous connaissons aujourd'hui et sur lequel nous semblons perdre toute maîtrise. La nouveauté ne tient pas naturellement à l'importance que joue l'innovation dans nos sociétés mais à son accélération. L'introduction de la machine à vapeur ou de la machine à tisser s'effectua sur des décennies, ne bouleversant que progressivement nos manières de travailler ou de nous déplacer. La Révolution portée par l'électricité fut certes plus rapide mais restait à la mesure d'une vie humaine. Le rythme du changement induit par le numérique est sans commune mesure avec ce que nous avons connu . Ainsi les cent années du XXeme siècle, qui fut marqué par des transformations profondes, équivalent à à peine vingt années d'innovations à la vitesse des transformations de l'an 2000 et les cent années de notre 21ème siècle représenteront 20.000 ans de progrès au rythme d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne revient pas à dire que l'humanité est en train de perdre le contrôle de ses créatures et que le changement n'est plus le fait de la volonté politique mais d'un processus dans lequel celle-ci s'est intégrée ? Cela ne repose-t-il pas la question de ce qu'est la démocratie ? D'où l'absolue nécessité de refaire entrer dans nos hémicycles des débats que l'on a trop tendance à trancher en invoquant la loi du progrès et la neutralité technologique !
La deuxième raison tient à la nature du changement qui s'opère. Jusqu'à récemment, ce changement n'affectait que les organisations. Certes, le numérique, en stockant et en traitant de l'information, avait fait entrer la Connaissance dans le champ de la mécanique et de sa rationalité propre. Mais aujourd'hui, c'est la personne elle-même dans ce qui fait sa personnalité singulière et avec la biométrie son identité, qui est en jeu. Ce sont ses données personnelles, celles issues de son travail ou de ses recherches, mais aussi de ses loisirs, de ses achats, de ses échanges amicaux ou familiaux qui sont désormais captées, traitées, utilisées, instrumentalisées à des fins commerciales ou même, on vient de le voir avec l'affaire Snowden, de police et de renseignement.
La biométrie s'inscrit dans la continuité de cette nouvelle économie, qui se définit selon l'Ocde comme " l’exploitation automatisée de caractéristiques physiologique ou comportementale pour déterminer ou vérifier l’identité ». Ces procédés de prélèvement ou d'enregistrement de données personnelles sensibles soulèvent au moins deux questions.
Est-il normal, tout d'abord, que nous soyons en train de passer insensiblement d'une conception de l'identité comme le moyen de faire valoir un droit à une exigence d'identification visant à répondre à un besoin de sécurité ? Sommes-nous d'accord avec cette évolution qui nous ramène à l'époque où l'individu ne valait non pour lui-même mais seulement comme membre du corps social ? N'est-ce pas faire d'un élément de connaissance et de reconnaissance un instrument de contrôle,la biométrie n'étant alors justifiée que par la garantie " d'authenticité" qu'elle est supposée offrir, garantie techniquement très discutable ?
A supposer que nous estimions fondé ce procédé pour des raisons liées à la nécessité de nos sociétés de se protéger , à quelles conditions est-il légitime ensuite d'exiger de l'individu qu'il consente à objectiver des éléments de sa personne ( iris de l'œil etc) ? Il ne fait aucun doute, me semble-t-il, que le recours à ces techniques ne devrait être possible que pour des motifs et selon des procédures particulièrement protectrices, de nature à équilibrer l'atteinte portée à l'intimité de la personne.
Ce qui m'amène à la troisième raison pour laquelle j'ai souhaité engager cette démarche : ajuster le droit ! La tendance à la généralisation et à la banalisation des techniques biométriques nous oblige, à mon sens, à redéfinir le cadre juridique dans lequel s'opère leur développement. La nouveauté, c'est que ces techniques pénètrent désormais la vie quotidienne sans que cette mutation ait été débattue ni ses conséquences envisagées. Face à la hausse des demandes d'autorisation, la Cnil a par exemple estimé qu'il lui était impossible de refuser le recours à la biométrie pour accéder à une cantine ou un équipement sportif sous réserve cependant des modalités de stockage de ces données et de l'existence offerte aux individus d'une alternative d'accès. La loi de 1978 modifiée sur ce point en 2004 ne fixe en effet aucun critère particulier pour délivrer ces autorisations qui, du coup, relève d'une appréciation discrétionnaire de la Cnil.
D'un même mouvement, il a été établi que le développement de ces techniques dans un cadre contractuel, comme le dernier téléphone d'Apple, échappait à la loi de 78 et relevait du simple accord entre les parties. Enfin, et là sans doute se trouve l'élément le plus délicat, nos juridictions se refusent pour l'instant à faire bénéficier les données biométriques des mêmes protections que le corps humain, à savoir l'inviolabilité ( qui ne protège que contre les techniques intrusives ) et l'indisponibilité.
Que l'on ne puisse assimiler ces données au corps humain lui-même ne souffrent à mon avis pas de discussion. Mais celles-ci engagent l'intimité de la personne qui doit être considérée dans le contexte nouveau de l'univers numérique. De mon point de vue, l'homme ne doit plus seulement être protégé contre les violences physiques que la société n'est justifiée à lui faire subir que pour garantir sa sécurité et sa santé mais aussi contre les tentatives de le réduire à une représentation objective et permanente, numérisable, ce que le philosophe Giorgio Agamben a qualifié de " tatouage bio-politique ". Procédé discutable déjà lorsqu'il s'agit de la sécurité collective mais insupportable lorsqu'il n'est réalisé que pour des motifs commerciaux ou de confort d'utilisation, d'autant que ces derniers par l'habitude qu'ils introduisent affaiblissent les résistances au développement des techniques policières.
Le recours à la biométrie dans la vie quotidienne ne renvoie-t-elle pas à une vision purement instrumentale de la personne humaine, dont on devrait, selon cette conception, pouvoir constamment vérifier et mesurer l'existence, l'activité, la performance ? Ma conviction est que nous sommes en train de céder à la tentation de normaliser l'individu en lui retirant peu à peu, et en lui faisant ressentir comme inutile, tout droit au secret, à l'errance, à l'erreur, à l'imprécision, en somme à l'appréciation personnelle de ce qu'il est, veut et réussi. En éliminant ainsi ce qui fait sa différence, il ne lui restera plus pour faire valoir sa subjectivité que la dissidence, c'est à dire la criminalisation de ses réserves ou de son opposition au système dans lequel il aura été inclus.
Nous n'en sommes certes pas encore là. Mais ces questionnements devraient nous conduire à n'avancer qu'à pas comptés sans céder à la plus grande pente. C'est le sens de ma proposition qui, je l'espère, suscitera entre nous, avec le gouvernement puis avec l'Assemblée Nationale un débat utile et productif. Ne pas banaliser la biométrie, à cet égard, ne doit pas résulter d'une analyse juridique ou économique mais de l'idée que nous nous faisons de notre civilisation et de la place que l'homme doit y tenir !
Vous posez la question de savoir si la biométrie porte atteinte aux données personnelles des personnes. Pourquoi ne renversez vous pas la question en vous demandant si la biométrie n'est pas le moyen de protéger les données personnelles des personnes face à l'utilisation commerciale pratiquée par des "vendeurs d'identité" ?
L'Internet est une zone de non droit que l'on peut comparer aux forêts médiévales. Si l'épaisseur et l'importance des forêts protégeaient Robin des Bois de l'oppresseur, ces forêts étaient également le repaire des malfaisants.
Ne faudrait-il pas mieux inciter les voyageurs de l'Internet à se doter des précautions nécessaires pour ne pas tomber dans les griffes des malandrins. La biométrie, liée à la carte à puce, n'est-elle pas le moyen de sanctuariser l'identité des personnes ?
J'entends par biométrie, l'ensemble de la chaîne composant le système biométrique : de l'enrôlement (après vérification de l'état civil sécurisé) à la remise du sésame aux personnes.
Je suis à votre disposition pour discuter de ce point de vue (ne serait-ce que par téléphone).
Bien à vous,
" On ne peut pas résoudre un problème avec le même état d'esprit qui l'a créé " - Albert Eistein
Rédigé par : Charles Copin | 29 mai 2014 à 10:43