Intervention de Gaëtan GORCE
au colloque de Jacques Chaban-Delmas,
mercredi 16 septembre 2009,
Mesdames, Messieurs,
1- Permettez-moi tout d’abord d’excuser Jean-Marc Ayrault qui n’a pu se joindre à vous pour ce débat et m’a demandé, au pied levé, de bien vouloir le remplacer. Je suis heureux d’avoir ainsi l’occasion de m’associer à l’hommage que vous rendez aujourd’hui à Jacques Chaban-Delmas. Je l’ai peu connu mais garde le souvenir précis d’une rencontre à Bordeaux, à l’occasion d’une visite de Madame Edith Cresson, Premier ministre, au cabinet de laquelle je travaillais alors. J’ai pu apprécier l’élégance, physique et intellectuelle, l’humour et je dirais la joie de vivre de Jacques Chaban-Delmas.
Sans rien vouloir enlever au mérite de ceux qui sont aujourd’hui aux responsabilités, il appartenait à cette catégorie de femmes et d’hommes d’État qui, passés par la guerre et la résistance, avaient gardé de leur connaissance intime du danger, du malheur national, une manière particulière d’envisager la vie et notamment, la vie politique.
2- La carrière de Jacques Chaban-Delmas ne se résume certes pas à un discours. Mais celui du 16 septembre 1969 a revêtu, et conservé, une portée particulière. S’interroger sur son actualité, c’est à la fois relever son importance pour ses contemporains, mais c’est aussi convenir qu’une partie des promesses qu’il contenait reste encore à accomplir.
Aussi, est-il impossible d’évoquer l’actualité de ce discours, sans revenir à son contenu même pour se demander quelle chance un tel discours aurait aujourd’hui de remporter une large adhésion ?
3- Le projet de Jacques Chaban-Delmas, est tout entier contenu dans une formule, qui n’avait pas manqué d’agacer le Président Pompidou, celle d’une « nouvelle société ». Mieux que le Chef de l’Etat qui avait en revanche bien saisi le réflexe conservateur suscité dans le pays par les évènements de mai 68, Jacques Chaban-Delmas et ses collaborateurs avaient compris en quoi ces évènements appelaient un changement en profondeur, une évolution des mentalités comme des pratiques. Son projet est celui de la modernisation d’une France prospère dont les structures politiques, sociales et même mentales, sont restées en décalage avec les transformations économiques des Trente Glorieuses. Se dégageant de toute approche idéologique, il en appelle à la volonté politique, celle de réformer, pour amorcer, favoriser, réussir cette transformation. Et parce que ce projet est un humanisme et non pas une approche technocratique, il s’inscrit dans un cadre démocratique. Cette volonté doit être selon lui partagée par le citoyen. Elle suppose son implication, sa participation ; elle s’adresse d’abord à lui. Elle fait la pédagogie du changement. C’est à ce titre qu’elle appelle également à une modernisation des rapports sociaux, au développement de la négociation collective, élément essentiel de son héritage.
Ce faisant, ce projet s’inscrit clairement dans le prolongement des nombreuses tentatives de modernisation de la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de celle d’un Léon Blum à travers son ouvrage À l’échelle humaine ou celle, éphémère mais ô combien éclairante, de Pierre Mendès-France en 1954, ou même de Michel Rocard et de Jacques Delors, s’ils avaient été, durablement et complètement, aux responsabilités. Ce projet, qui consiste à s’appuyer sur une analyse lucide de la réalité, vise à concilier progrès économique et progrès social ; à favoriser, par l’investissement dans l’éducation et la formation professionnelle, l’égalité des chances ; à encourager la décentralisation du pouvoir et l’indépendance de l’information. Il s’agit, en somme, à quelques nuances près, d’un véritable programme « social-démocrate ». L’une des questions plus générales qu’il soulève est de savoir pourquoi un tel projet est toujours resté en France à l’état d’ébauche. Et à quelles conditions il serait aujourd’hui possible de le faire aboutir.
4- Ce qui m’amène directement au cœur de notre sujet sur l’actualité de ce discours :
a) Celui-ci repose tout d’abord sur un diagnostic implacable des réalités de la société française de la fin des années 60. Il n’hésite pas à souligner le retard pris par notre industrie, à souligner l’archaïsme des relations sociales et à dénoncer le poids des conservatismes. Cette partie du discours appelle plusieurs remarques qui valent encore pour aujourd’hui :
- On comprend tout d’abord, qu’une telle analyse ait pu irriter le Chef de l’Etat. Non pas tant par son contenu, que parce que le Premier ministre s’arrogeait en prenant cette hauteur, en donnant cette ampleur à son projet, ce que Georges Pompidou ne pouvait que considérer comme relevant de la seule prérogative présidentielle.
Par le ton de son discours, le caractère ambitieux de son programme, Jacques Chaban-Delmas s’inscrivait dans cette belle idée, très mendésiste, du contrat de législature que la logique des institutions rend tout simplement impossible. Et sa démission forcée en 1972 sera le point de départ d’une longue dégradation de l’autorité et du rôle de la fonction de Premier ministre, dont on assiste aujourd’hui à l’agonie. Ce qui signifie en clair, qu’un tel projet de modernisation ne peut être, et plus encore aujourd’hui avec le quinquennat, que porté par le Chef de L'État lui-même, à travers un contrat passé avec les Français à l’occasion de l’élection présidentielle.
- Mais, au-delà de ces observations de caractère institutionnel, le diagnostic dressé par Jacques Chaban-Delmas frappe aussi par son courage et sa netteté. Reprenant la formule de Michel Crozier, il n’hésite pas à dénoncer une société bloquée et dont il décrit sans ménagement les archaïsmes. Le paradoxe est que cette description de la société française semble pouvoir s’appliquer trait pour trait à la société d’aujourd’hui. La France de 2009 n’a pourtant plus grand-chose à voir avec celle des années 60/70. Celles-ci sont des années d’une prospérité sans égales, d’une croissance rapide des classes moyennes (de ces « nouvelles couches salariées » dont parlait Serge Malet), qui revendiquent avec un meilleur partage de la richesse, un meilleur partage aussi de la responsabilité et du pouvoir. La France d’aujourd’hui est au contraire celle du doute, de l’angoisse du lendemain, pour les classes moyennes celle d’un sentiment de déclin, voire de déclassement.
Pour autant, la définition que Jacques Chaban-Delmas donne d’une société bloquée : « La fragilité de notre économie, les fonctionnements défectueux de L'État, l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales » pourrait s’appliquer sans grande différence à la France d’aujourd’hui. Il est choquant d’ailleurs de voir combien les approches qu'il préconisait ont mis du temps pour certaines à se concrétiser, lorsque d’autres ne verraient jamais le jour. Ainsi, fallut-il attendre 1981 pour que la décentralisation qu’il annonce se concrétise véritablement ; de même pour l’autonomie et la liberté de la radiotélévision et le développement des droits des salariés à travers les lois Auroux. D’autres, en particulier, sur la manière de gouverner sont restées à l’état d’ébauche quant elles n’ont pas été purement et simplement reléguées au second rang. À la longue, le besoin de changement n'est pas moins fort dans notre société : la mobilité sociale s'y est interrompue et la défaillance de l'égalité y reste aussi un mal profond de la société d’aujourd’hui.
Mais, si le discours de Jacques Chaban-Delmas reste d’une formidable actualité, ce n'est pas tant parce qu’il aurait fait preuve d’une prescience particulière (même s’il anticipait sur son temps), mais parce que les problèmes qu’il évoque, les solutions qu’il avance, restent des constantes de notre vie politique, sociale et économique.
> Cela ne signifie certes pas qu’aucune modernisation ne serait intervenue depuis 1969 (au contraire, notre société a beaucoup changé au cours de ces quarante dernières années), mais parce que le rythme auquel notre économie, notre société changent oblige à un constant effort d’adaptation et de réforme. Qui peut nier aujourd’hui la nécessité d’une modernisation de notre industrie, par un investissement massif, dans la recherche-développement par exemple ? Qui peut nier la nécessité d’une réforme de notre système de formation, et d’un investissement plus massif dans l’éducation ? Qui peut nier la nécessité d’une nouvelle mobilité sociale qui dépasse les blocages de notre société ? Qui peut nier le besoin d’une réforme approfondie de l'État ?
> Mais ce constat nous apprend aussi beaucoup sur notre société : sa capacité à changer n’a d’égal que la capacité des corporatismes, des conservatismes, des groupes d’intérêt et des lobbies à se reconstituer. À s’appuyer même sur les changements réalisés pour s’en faire un rempart : et il y a, au-delà des mesures préconisées par Jacques Chaban-Delmas, un élan, un appel à la fraternité, à la générosité, qui manque, pardonnez-moi, beaucoup à la droite d’aujourd’hui. On le voit bien avec la politique fiscale. Mais il y a aussi dans l’enthousiasme dont fait preuve Jacques Chaban-Delmas une confiance en l’avenir, une certitude dans le destin de ce pays face à l’ouverture au monde qui manque aujourd’hui à la gauche qui se réfugie trop souvent dans un discours défensif.
> Ce diagnostic, l'on voudrait qu’une grande voix politique soit de nouveau capable de le dresser, pour mettre non seulement le pays mais aussi ceux qui aspirent à le diriger devant leurs responsabilités. Ma conviction profonde est que la France a besoin de la vérité : le retard que prend notre industrie en matière de productivité ; le décalage de croissance observé avec les Etats-Unis ; l’affaiblissement progressif de notre Université, de notre système de recherche ; le court termisme de nos politiques de l’emploi qui gaspillent des dizaines de milliards d’euros sans résoudre les questions essentielles de l’insertion professionnelle des jeunes, de la requalification des salariés adultes, du reclassement de ceux qui sont sans emploi, toutes ces questions doivent être mises sur la table et abordées de front. Au fond, on rêverait d’entendre s’élever dans l’hémicycle ou dans les médias, et dans un paysage politique livré au vent médiatique, une grande voix comme celle de Pierre Mendes-France ou de Jacques Chaban-Delmas. Je suis convaincu que notre pays a besoin de cette voix parlant le langage de l'intérêt général pour subjuguer, subvertir celles de l’intérêt particulier et des lobbies.
- Qu’il me soit à ce stade permis d’évoquer un autre aspect de ce discours qui conserve, pour moi, sa pleine actualité. C’est que Jacques Chaban-Delmas propose non seulement un projet mais une manière de le mener à bien. Il met ainsi en avant « une manière de réformer », « une manière de gouverner », dont on ferait bien de s’inspirer aujourd’hui. On dit souvent que notre pays est irréformable, je crois plutôt que c’est la manière de le réformer qui le rend irréformable. Que nous dit en effet Jacques Chaban-Delmas, sinon que la transformation du pays ne peut être liée à l’activisme d’un seul mais à la mobilisation du pays tout entier, et d’abord de ses acteurs économiques et sociaux ; qu’il suppose une association étroite du Parlement et sa délibération ; une indépendance de l’information. En clair, une pédagogie du changement qui prenne le citoyen au sérieux, qui refuse de l’infantiliser, mais lui donne toute sa place. On voit dans ce domaine le chemin qui reste à parcourir au regard de la pratique qui est celle aujourd’hui du pouvoir : respect des médias, plus grande autonomie du dialogue social trop souvent instrumentalisé, construction d’un vrai contre-pouvoir parlementaire, choix d’un leadership qui s’appuie sur la conviction et la raison, plutôt que sur la crainte et la séduction.
- Reste à savoir si ce projet pourrait aujourd'hui emporter l'adhésion de nos concitoyens. François Bayrou nous dira qu’un tel projet ne peut aboutir qu’en dépassant le clivage droite/gauche. Je ne crois pas que cela soit possible, par conséquent, que cela puisse être la voie à suivre :
D’abord parce que ce clivage dans lequel Jacques Chaban-Delmas acceptait d’ailleurs de s’inscrire, est constitutif de notre culture politique ; qu’il a traversé toutes les périodes depuis la Révolution et que la Vème République l’a, paradoxalement, renforcé. Le Général de Gaulle avait conçu l’élection du Président de la République au suffrage universel comme un moyen de placer le Président au dessus des partis. Il a au contraire accentué, consacré la bipolarisation de notre vie politique et nul ne peut y échapper.
Mais si ce clivage doit continuer à structurer notre vie politique, une politique audacieuse de réformes qui s’appuie sur une analyse lucide de la situation n’aura de chance d’aboutir qu’à deux conditions :
- La première, c’est que ce clivage soit modernisé, c'est-à-dire que l’affrontement idéologique soit laissé de côté pour faire apparaitre précisément les zones de consensus et de dissensus : le consensus devrait pouvoir se faire sur le diagnostic, je l’ai dit : productivité insuffisante ; absence de mobilité sociale et rupture de l’égalité des chances ; maitrise indispensable des déficits publics et sociaux. Le disensus portera immanquablement sur les mesures susceptibles de répondre à ce défi. Aussi, conviendrait-il de recréer les lieux qu’évoquent d’ailleurs longuement Jacques Chaban-Delmas dans son discours, où s’établissent ces diagnostics et ces consensus, comme les commissions du plan, pour permettre ensuite au débat politique de se prolonger sur des bases saines, solides.
- La deuxième condition, c’est qu’il faut que cette politique de changement et de modernisation soit pleinement acceptée, assumée par le camp dans lequel elle est formulée. Jacques Chaban-Delmas se heurtait ainsi à la partie la plus conservatrice de la droite de l’époque qui voyait dans les avancées proposées, par exemple la contractualisation, une inacceptable concession à l’esprit du temps ou au camp d’en face, un abaissement de l’autorité. Il ne pouvait pas plus s’appuyer sur la gauche qui, en 1971 et 1972 avec le programme commun, devait au contraire se reconstituer sur une base radicale.
Et si Jacques Delors a renoncé de son côté, en 1995, à la présidentielle, c’est comme il l’a expliqué à plusieurs reprises, parce qu’il n’avait pas de majorité pour mener à bien la politique qu’il jugeait utile au pays.
Ma conviction, c’est qu’au regard de l’attitude de l’actuel Président de la République, de la curieuse synthèse de Bonaparte pour la conception du pouvoir et de Louis-Philippe pour celle des affaires qu'il représente, de la droitisation qu’il impose à son camp, de la personnalisation qui est à la base de son engagement, c’est donc à la gauche qu’il revient de reprendre le flambeau d’un discours de vérité et de changement, qui s’appuie sur le respect du citoyen et son implication. Bref, qu’assumant la parenté entre la démarche de Pierre Mendes-France et celle de Jacques Chaban-Delmas, elle s’attèle à construire cette nouvelle société qui allie l’efficacité économique à la solidarité et à l’exigence écologique. Et ce ne serait certes pas le moindre des paradoxes que le projet d'un gaulliste historique puisse aussi servir de référence à la gauche française. Mais ce serait sans doute rendre service à la France que de retrouver de Pierre-Mendès France à Jacques Chaban-Delmas et à Jacques Delors, l'esprit et l'ambition du changement, de la modernisation de notre société et de la démocratisation de nos institutions.
Gaëtan Gorce
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