Lionel Jospin occupe une place à part dans le paysage socialiste. Non seulement parce qu’il a été le Premier secrétaire qui a succédé à François Mitterrand ; non seulement pour sa candidature inattendue et efficace, à la Présidentielle de 95 ; non seulement parce qu’il fût indiscutablement un grand Premier ministre de 97 à 2002. Toutes ces raisons suffiraient à rendre son retour, « sur le passé » pour reprendre ses propres termes, à la fois légitime et passionnant.
Mais, ce qui fait véritablement sa singularité, ce n’est pas tant les responsabilités qu’il a occupées et la compétence qu’il y a montrée, que l’impossibilité qu’il a en quelque sorte incarnée de pouvoir porter sur la période où il a joué tous ses rôles, un jugement à la fois approfondi et apaisé. Sans le vouloir sans doute, Lionel Jospin s’est en quelque sorte mis en travers de toute évaluation sérieuse du dernier septennat de François Mitterrand malgré, ou peut-être à cause, d’un droit d’inventaire qu’il a évoqué plus qu’il ne l’a véritablement exercé ; il a tout aussi bien stoppé net, par le succès relatif de sa candidature en 95 puis sa victoire de 97, toute véritable analyse des causes de notre effritement puis de notre effondrement de 93. Il a, de la même façon, par le coup de tonnerre de son départ, en prenant sur lui toutes les responsabilités, empêché toute réflexion sur la catastrophe électorale de 2002 et la réalité de son bilan législatif.
En retrait, sans y être tout à fait, il a depuis lors pesé sur les esprits des socialistes plutôt heureux, au fond, de saisir ce prétexte pour ne pas avoir à trop fouiller dans leur passé récent. L’ombre écrasante de Jospin s’est révélée finalement fort utile pour tous les gagne-petit du socialisme plus soucieux de se disputer la couronne que de s’interroger sur l’état du royaume…
Ne serait-il alors pas temps pour Lionel Jospin de tourner une page en se plaçant face à l’Histoire. Lui seul peut nous aider à dépasser ces blocages. Aussi, ne peut-il pas s’en tenir à ses seules déclarations récentes assumant à la fois la « totale responsabilité de ses échecs » et laissant aux socialistes et à la gauche « le soin d’en tirer les leçons ». Il doit faire l’un et l’autre, participer à cet effort d’introspection et même en prendre l’initiative. Lui seul a aujourd’hui l’autorité et le recul (sauf à imaginer qu’il nourrisse encore des ambitions pour lui-même) pour le faire. Tel est le service que Lionel Jospin pourrait rendre à la Gauche : l’inviter à une analyse lucide de cette dernière décennie ; comprendre comment, malgré ses mérites, elle a pu en arriver à ce désert idéologique et à cette compétition individuelle sans retenue qui désespèrent tous ceux qui croient encore un tant soit peu en elle. Cela l’obligera certes à une transmutation, passant de « celui qui empêche », tel que je l’avais décrit dans mon livre, à « celui qui initie », qui pousse au fond la Gauche à se rénover. Lionel Jospin avait eu très tôt le sentiment de cet entre-deux dans lequel il se trouvait, et la Gauche avec lui. Il avait renoncé en 2000, non sans hésitation, à jouer le rôle de passeur entre la gauche d’hier et la gauche de demain. S’il n’a pas pu ou su le faire quand il était au pouvoir, peut-être peut-il aujourd’hui y contribuer à travers le statut exceptionnel qui est le sien. Je n’ai pas lu son livre mais voilà ce que j’espère y trouver…
Gaëtan Gorce