Ou les débuts d'un grand homme de Paris en province…
Si l’on s’est souvent étonné de la formidable capacité de rebond de François Mitterrand et de son aptitude à étendre progressivement son influence en dépit des aléas de la vie politique au plan national, c’est qu’on n’a pas observé que le même processus avait en réalité été à l’oeuvre dès 1946 dans le département de la Nièvre. Ou comment un inconnu, élu de justesse en 1946, en butte à une sérieuse opposition, en particulier de la S.F.I.O. va étendre sa toile au point de n’avoir plus, en 1981, un seul opposant au conseil général de la Nièvre.
Il n’est pas nécessaire de revenir longuement sur les conditions de l’installation électorale de François Mitterrand dans la Nièvre. Les conseils du «petit père » Queuille, une première campagne aux élections de novembre 1946, qui ne le classe certes pas à l’extrême gauche, une éducation et une culture acquises auprès des bons pères, qui n’effarouchent pas les conservateurs, un brevet de résistance obtenu dans les mouvements d’anciens prisonniers, qui fait de lui un homme du temps, une évidente réticence d’une partie de l’électorat à abandonner tout l’espace politique au parti communiste ; tout cela contribue à faire de sa première tentative dans la Nièvre un succès.
A la tête d’une liste composée à la hâte, et dite "d’unité d’action républicaine", il est élu troisième sur quatre devant la liste M.R.P. conduite par André Bérenger, que la pression exercée par le leader de la future U.D.S.R. et l’arrivée de la liste du R.P.F. conduite par Marius Durbet, maire de Nevers, vont contribuer, dès 1951, à éliminer. François Mitterrand entame alors une carrière ministérielle qui lui permet d’asseoir son influence sur le département et plus particulièrement sur le Morvan ; le Val de Loire, socialiste avec Dagain, gaulliste avec Durbet, communiste enfin avec Germaine François et Marcel Barbot lui opposant plus de résistance. Certes, entre les deux versants du département, son coeur balance : conseiller général de Montsauche en 1949, il oscille entre le conseil municipal de Nevers dont il sera l’élu et la mairie de Château-Chinon qu’il enlèvera seulement sous la Vème République.
Nécessairement, une telle personnalité, sans assise locale encore bien définie, inquiète. C’est que François Mitterrand a le don de susciter les passions favorables ou contraires. Si son ascension ministérielle qui fait de lui, à la fin de la IVème République, le premier parmi les prétendants à la présidence du Conseil, lui vaut l’appui de ceux qui y voient une chance pour la Nièvre, elle provoque aussi, comme toujours, les jalousies de ceux qui lui reprochent moins sa réussite que leurs propres ambitions déçues.
Loin de la légende entretenue surtout depuis 1981, la vie politique de François Mitterrand dans la Nièvre n’a rien d’un long fleuve tranquille. D’autant que ses prises de position, en particulier sa lutte contre les milieux ultra-colonialistes au Maroc, lui valent désormais l’hostilité de plus en plus marquée des Conservateurs. Mais il suscite dans le même temps des adhésions inconditionnelles. Pas un biographe, pas un récit, pas un reportage qui n’évoquent l’attachement que lui portent les élus ruraux conquis par son verbe et son autorité. Et combien de fois l’auteur n’a-t-il pas entendu de ses proches les récits de ses campagnes électorales, dans les années cinquante, dont ceux-ci gardaient au fond la nostalgie en ces temps un peu plus policés. Les voilà par exemple en lutte avec les perturbateurs poujadistes venus en nombre, déclenchant des bagarres dont François Mitterrand sort droit, digne, par la grande porte, sous les chaises qui volent et devant lequel se précipitent ses partisans gardant, émus, la mémoire des horions échangés, même si ceux-ci devaient sur le moment leur laisser une trace plus cuisante...
On ne peut rien comprendre au succès progressif de François Mitterrand si l’on ignore le rôle de cette petite armée, parfois patiemment constituée autour de ses fidèles, sûrs de son amitié, fiers de l’attention qu’il leur portait et de cette proximité qui n’était en rien une affectation. Les distances, le climat, la volonté de l’homme aussi conduisent à établir des relations denses, fortes et durables. Quel ancien maire manquera de vous rappeler que F. Mitterrand ne venait jamais dans sa commune sans rester coucher et réunir à la veillée les conseillers municipaux, cette âme du peuple, pour se faire conter, déclenchant l’hilarité générale, les histoires de village, ces petits conflits de la “condition" humaine dont il était si friand. Ainsi, la fameuse "chasse aux loups" dont ses collaborateurs, auront encore l’écho près de quarante ans plus tard. Certes, ce réseau qui échappe aux logiques partisanes ou idéologiques est naturellement mis au service d’une stratégie.
Les succès obtenus à Paris ne lui font pas perdre de vue leur fragilité et les aléas de la vie politique constituent une puissante invitation à parfaire son influence dans la Nièvre et à l’utiliser ainsi au service de son ambition nationale. Et puisqu’il faut se faire une place et à gauche, alors François Mitterrand mène le combat face, s’il le faut, au Parti Communiste ou à la S.F.I.O.
L’élection législative partielle de mars 1958 liée au décès de Léon Dagain, en fournit l’occasion. François Mitterrand lance dans la bataille Louis Dubois, maire et conseiller général de Chatillon-en-Bazois.
Dans le contexte particulier du début de l'année 1958, cette élection a valeur de test national, d’autant que la campagne du docteur Dubois est menée de bout en bout par François Mitterrand "A partir de 18 h 00, nous rapporte France Soir du 1er mars, Mitterrand ne lâche pas d’une semelle le médecin de campagne au cours des trois réunions électorales qu’il préside chaque jour". Pour être élu, il doit devancer son principal concurrent, le socialiste Daniel Benoît, médecin lui aussi, et Conseiller Général de Luzy. En axant la campagne sur l’union française et la guerre d’Algérie, François Mitterrand gêne terriblement le candidat socialiste en soulignant les contradictions de la S.F.I.O.. Au soir du premier tour, le 2 mars, la presse national se plaît à souligner l’importance des abstentions (36,5%), mais les 18 869 suffrages qui se portent sur le nom du docteur Dubois le place en deuxième position derrière le candidat communiste, Marcel Barbot, et devant le socialiste Daniel Benoît. Celui-ci respectueux de la discipline républicaine se retire. Dans son journal, le "Courrier de la Nièvre", le 8 mars, François Mitterrand tire immédiatement les leçons du premier tour en considérant qu’il est désormais candidat à la présidence du conseil : "au moment où la France s’interroge sur sa politique africaine, les Nivernais ont en majorité répondu pour elle. Désormais on saura à Paris et dans le monde que notre pays, contraint de faire la guerre, veut en connaître les objectifs, les buts... En votant pour le docteur Dubois, nos concitoyens ont choisi la seule solution constructive qui leur a été proposée. La communauté franco-africaine égalitaire et fraternelle, république fédérale, où chacun gèrera librement ses propres affaires, où tous assureront les responsabilités communes".
Le 16 mars dans une triangulaire qui l’oppose au candidat communiste et au républicain social, Louis Dubois obtient 43.640 voix sur 101.517 suffrages exprimés. Son élection est une victoire personnelle pour François Mitterrand qui voit ainsi s’affirmer sa position prépondérante dans la Nièvre, I'U.D.S.R. détenant désormais deux sièges sur quatre à l’instar du Parti Communiste douze ans plus tôt.
Mais n’est-ce pas lorsque le succès semble à portée de la main qu’il échappe ? L’élection de Dubois, la victoire personnelle qu’elle constitue pour François Mitterrand, pèsent peu devant les évènements de mai. La crise d’Algérie emporte avec elle la IVème République. L’Assemblée Nationale comme le président René Coty se jettent dans les bras du Général De Gaulle qui met comme condition à son retour la refonte des institutions.
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Ce sera le début d'une longue traversée du désert dans laquelle la Nièvre jouera un rôle fondamental : le "réduit" nivernais en quelque sorte qui lui servira d'ultime rempart. Président du Conseil Général à partir de 1964, après l'échec aux élections législatives de 58, suivie de l'élection au Sénat en 59, il en fera ainsi en quelque sorte le laboratoire de la décentralisation élargissant peu à peu ses compétences jusqu'aux limites de ce que permettait alors la législation.
Passé 1981, le lien restera fort et constant. J'ai pu, à de multiples reprises, en mesurer la densité. A la joie par exemple, qui fut la sienne apprenant en 1994 que la majorité du Conseil Général, alors mise en danger par une droite triomphante à Paris, avait finalement été préservée et même renforcée. Sa plus grande satisfaction tenait d'ailleurs au fait qu'avaient émergés à cette occasion tant de nouveaux et jeunes élus, symbole d'une relève, c'est-à-dire au fond, d'une permanence, à laquelle il était au seuil de la mort, passionnément attaché.
Il n'est pas de politique sans racines. Il faut à un grand dirigeant des bases solides d'où il puisse lancer les attaques et où se replier dans les moments difficiles. Mais, j'ai la faiblesse de penser que l'affection que François Mitterrand portait à la Nièvre dépassait largement cette seule dimension. Lui qui avait l'amour des caractères, des personnages, des paysages, de tous les "types" de la province et de la vie françaises, il trouvait là une galerie de portraits et une inépuisable source d'inspirations, une manière aussi de ne pas confondre la France avec ses palais…
Gaëtan GORCE
Député de la Nièvre
Ancien collaborateur de François Mitterrand à l'Elysée (1992 – 1995)
Extrait du livre de Gaëtan Gorce "Elus du Peuples. Le Roman d'une circonscription" Edition A à Z patrimoine 2001.
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