Monsieur le Ministre, Mes Chers Collègues,
Voilà presque cinquante ans que notre Constitution repose sur une ambiguïté ou pire un paradoxe : celui qui fait que le titulaire de la quasi-totalité des pouvoirs, (si on veut bien se souvenir des propos du Général de Gaulle lors de la fameuse conférence de presse de janvier 1964) échappe en réalité à toute forme de responsabilité. On objectera que c’est via la censure du Gouvernement que le Parlement peut exercer ses prérogatives constitutionnelles de contrôle. Mais c’est ignorer la réalité politique et le fait majoritaire. Il est d’ailleurs significatif d’observer que c’est pour protester contre l’élection du Président de la République au suffrage universel que l’Assemblée nationale a justement voté la seule censure de l’histoire de la Vème République et l’a aussitôt payé d’une dissolution qui a écarté du Parlement une bonne partie de ceux qui avaient pris une telle initiative. Autant dire que ce précédent a exercé un effet dissuasif sur leurs successeurs. Depuis lors, le processus de la Vème République est toujours allé dans le sens d’un renforcement des pouvoirs du Chef de l’Etat et d’un affaiblissement concomitant de ceux du Premier Ministre et du Parlement. Et la réforme constitutionnelle ramenant à cinq ans la durée du mandat présidentiel n’a pas fait exception à la règle.
Ce paradoxe pourtant ne cesse de nous interpeler et de nous confronter à la question du Sphinx constitutionnel : comment assurer au Président de la République la sécurité juridique qu’appellent sa fonction, comme son mode d’élection, avec la possible mise en jeu de sa responsabilité que pourrait rendre nécessaire le manquement aux devoirs de sa charge ? A cette question, la réforme de 2007 a apporté une réponse, lourde sans doute d’insatisfactions et d’imprécisions. N’organise-t-elle pas l’inviolabilité du Chef de l’Etat en matière pénale, comme en matière civile ou administrative ? Ce qui a conduit Robert Badinter à expliquer à l’époque le vote hostile de l’opposition sénatoriale, dénonçant une immunité intégrale qui va jusqu’à protéger le Président contre une éventuelle procédure de divorce, en tout cas vis-à-vis de son épouse, sinon à l’égard des Français pour lesquels la procédure me semble aujourd’hui, en revanche, bien avancée !
Mais au-delà de cette « singularité », il faut admettre que cette réforme, via le nouvel article 68 de la Constitution, modernise enfin la procédure dite « de Haute trahison », pour lui donner un fondement politique en confiant aux deux Chambres la maîtrise, d’une procédure de destitution. Malgré ses imperfections, ce dispositif avait ainsi au moins le mérite d’exister ! Sauf que par une curieuse carence de l’exécutif, il n’existe toujours pas, faute que celui-ci ait pris la peine de faire voter la loi organique en permettant l’application.
On est en droit de s’interroger sur ce retard. Le calendrier parlementaire était-il à ce point chargé qu’il a été possible de légiférer sur les chiens dangereux, ou de revisiter à plusieurs reprises les textes sur la récidive, sans trouver le temps d’examiner un texte aussi mineur que celui permettant l’entrée en vigueur d’une révision constitutionnelle et portant sur un sujet aussi mince que la mise en cause de la responsabilité du Chef de l’Etat ? S’il s’agit d’une négligence, Monsieur le Ministre, vous conviendrez qu’elle est de taille. Mais s’il s’agit d’un ordre de priorité, vous devrez admettre alors qu’elle soulève bien des questions. Les mauvais esprits, dont je ne suis pas, pourraient y voir la crainte du nouveau Chef de l’Etat de s’exposer ainsi à une éventuelle mise en cause. A tel point que je ne suis pas sûr que vous ayez rendu service à l’actuel titulaire de la charge en différant cette réforme. Et je ne suis pas sûr non plus, que vous lui rendiez aujourd’hui service en vous opposant ici même dans cet hémicycle à sa mise en œuvre. Que pourrions-nous, que devrions-nous, en effet, en déduire ?
Pour justifier votre défaillance, vous ne manquerez certes pas de faire valoir qu’un projet portant sur le même sujet est déposé à l’Assemblée nationale. Mais l’aurait-il été si nous n’avions réactivé la proposition de notre collègue Patriat ? D’autant que ce projet dont vous êtes aujourd’hui si fier, n’a été inscrit à l’ordre du jour que voici quelques heures. Mais pourquoi dès lors nous faudrait-il attendre que l’Assemblée se soit prononcée, sans d’ailleurs avoir la certitude qu’elle finira par le faire ? Pourquoi lui reconnaître une telle primauté ? Ce que ne fait pas notre Constitution ! Ou bien faudrait-il comprendre qu’un projet vaut mieux qu’une proposition de loi ? Avez-vous tant d’interrogations et de doutes sur la qualité de l’initiative parlementaire que vous ne pourriez consentir à lui laisser l’avantage ? C’est pourtant ce que vous avez fait à plusieurs reprises et sur de multiples sujets durant cette législature. Auriez-vous alors à reprocher à notre proposition de loi les éventuels excès de son contenu ? Mais il se cale très exactement sur le projet que vous avez déposé à l’Assemblée Nationale et, s’il revient sur le rôle de filtre confié à la commission de lois, il ajoute une protection supplémentaire en écartant la possibilité pour le Parlement d’engager plus d’une procédure au cours d’un même mandat présidentiel. On se perd en conjectures ! Mais l’explication tient sans doute au fait que vous n’arrivez pas à vous faire à la nouvelle situation créée par les Grands Electeurs. Vous devez désormais tenir compte d’une majorité nouvelle. Ne croyez-vous pas, dans l’intérêt de nos Institutions comme de l’image de notre République, que la suprême habileté serait pour vous de la respecter ? Et de nous permettre d’engager puis de mener à son terme ce débat qui n’a que trop tardé ? Monsieur le Ministre votre attitude montre bien qu’il s’agit d’abord pour vous d’un problème de relation du Gouvernement avec notre Assemblée (comme l’a d’ailleurs depuis rappelé M. Bertrand ce matin) alors qu’il s’agit pour nous d’accomplir la mission de législateur que le suffrage universel nous a confiée et qui ne saurait dans les domaines constitutionnels souffrir de délais ! Aussi ne puis-je que vous inviter à entrer dans le débat, à lui faire gagner un temps précieux, et en organisant la procédure prévue par l’article 68 de notre Constitution, à apporter à l’opinion un signe qui ne pourra que renforcer sa confiance aujourd’hui ébranlée dans nos Institutions.
Mardi 15 novembre 2011, débat en séance publique du Sénat
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