Dans un livre magnifique, "Le choix de Sophie", William Styron mettait en parallèle le destin tragique de la Pologne et celui du Sud des États-Unis, "nations" marquées l'une et l'autre par l'impossibilité d'exister, travaillées au fond par le mal morbide du racisme, de l'antisémitisme. Cette fêlure fût au cœur de l'œuvre de nombre des écrivains qui y sont nés, partagés entre la douleur et le remords de la faute et l'amour de la patrie perdue. Robert Penn Warren est de ceux-là, peut-être parmi les plus grands, qui choisit de quitter le Sud pour mieux, de livre en livre, s’y retrouver.
Si chaque homme est de la patrie de son enfance, le seul moyen pour mettre fin à ce long exil qu'est la vie qui va n'est-il pas d'y retourner ? Avec une douce nostalgie. Ou bien au contraire cette irrépressible colère dont Jed, le héros de Warren dans "Un endroit où aller", ne peut se débarrasser ? Colère qui l'entrave, l'empêche d'aimer, c'est-à-dire de croire et le renvoie sans cesse à sa destinée, celle d'un orphelin pauvre du Sud expédié, il n'y a pas d'autre mot, par sa mère hors du cercle de la misère qui entoure le comté de Dongton-Alabama ! Se pardonne-t-on jamais la pauvreté de ses parents ? Une fois que l'on y a échappé, ne ressent-on pas encore plus fortement l'injustice qui les a frappés et le malheur que fut leur vie ? Un peu comme des survivants portent en eux la culpabilité d'être encore là. Seul le temps, ce "grand consolateur", apaisera le héros de RPW, lui apprendra qu'il n'y a pas d'autre "endroit où aller" que celui que nous réserve, de toute éternité cette fois, notre condition de mortel.
Pour Warren, notre monde, "trop humain", est ainsi fait d'envers et d'endroit, d'un constant dédoublement qui rend si difficile de séparer le bonheur de la peine, le bien du mal. Camus n'est pas loin. On pense irrésistiblement à son "Premier Homme", homme sans héritage qu'exalte (ah ces pages sur le jeu des enfants sous le soleil d'Alger! ) et angoisse à la fois le sentiment d'une totale et pleine liberté, d'une vie à inventer. Mais le propos de Warren n'a pas même cet optimisme. Son héros est plus brutal et son attachement subtil à Dante comme son succès universitaire masquent mal une force intérieure dont la violence, pas toujours contenue, reste le ressort premier. Et que seule alimente et canalise à la fois, comme chez Camus, comme chez le merveilleux Gary de la "Promesse de l'aube", l'image de la mère...
C'est que Warren nous parle de choses simples. Et d'abord de cette grande chose qu'est la vie, si grande qu'elle se révèle vite impossible à remplir. Pas même par l'amour ! Pas même par le travail. Pas même par la connaissance. Rien n'y suffit. Admirable récit où tout se prend, s'apprend, se conquiert, s'arrache pour toujours s'évanouir comme si le secret était dans l'instant qui s'enfuit et qu'il faut capturer par la sensation puis la mémoire. Comme si le bonheur, si court, si implacable dans sa brièveté, c'était précisément, simplement, d'être au monde ! L'autre remède, veut pourtant croire Warren, se trouve dans le lieu d'où l'on vient. Qui nous fournit un bagage, nous donne une mission et avec elle un sens à la vie. Mais que faire si la vie nous en arrache ou nous le rend impossible à rallier, comme ce Sud aimé et haï à la fois qui est, pour Jed comme pour Warren, le seul endroit où vivre et où tout leur interdit pourtant de revenir... Magnifique roman de l'errance qui nous renvoie à chaque étape à nous-même, pour autant que nous voulions bien consentir à réfléchir sur ce qui fait et le sel et le goût amer de l'existence.
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