Dans le Figaro de jeudi Éric Zemmour me fait
l'amitié d'ouvrir le débat en commentant et discutant mon livre (Une histoire
de la droite - Fayard 2013). Mais c'est aussitôt pour me dénier (c'est à dire
de manière plus générale : à la gauche) le droit de faire l'histoire de son
ancestral adversaire !
Il a certes pour cela un argument que j'évoque d'ailleurs dès mon entrée en matière : en deux siècles, la gauche ne s'est en effet pas privée d'écrire le récit d'une droite peu portée à l'inventaire et qui préfère en matière d'héritage le patrimoine à la doctrine.
Faut-il, pour autant, l'encourager dans cette tendance à l'amnésie ? Évidemment non sauf à consentir aux avantages qu'un tel trou de mémoire lui procure aujourd'hui : en passant par profits et pertes les événements du siècle écoulé auxquels elle fut mêlée, ne fait-elle l'économie de bien des moments difficiles, d'un antidreyfusisme militant à la dérive nationaliste sans parler de " la divine surprise" ou de l'ambiguïté de bien de ses responsables face à la guerre d'Algérie ?
Est-ce offenser la droite d'aujourd'hui que de lui rappeler qu'il lui fallut attendre le Général pour se réconcilier avec son temps ? Et que faire désormais de celui-ci l'inspirateur d'une "droite identitaire, nationale et sociale" relève plus de l'auto persuasion d'une droite plus désorientée que décomplexée que de la vérité doctrinale ? Imagine-t-on De Gaulle prêter en quoi que ce soit la main à cette façon qu'ont certains chaque matin de réveiller les vieilles querelles entre une France qui se réclame d'un universalisme humaniste et une autre qui revendique d'abord ses racines chrétiennes ? Ses convictions privées (et pieuses) n'influençaient en rien sa politique et les propos que lui prête Zemmour sur "Colombey les deux mosquées" sont rapportés, c'est-à-dire qu'ils n'ont jamais été tenus en public. Et c'est ce qui fait, cher Eric, toute la différence : comme d'autres De Gaulle savait faire la part de ce qui relève de l'intime et du public, distinction que Nicolas Sarkozy a, quant à lui, méthodiquement rendu évanescente.
Faire de De Gaulle enfin le "protecteur" d'une vision identitaire de la Nation, c'est oublier que son nationalisme devait plus à Barres qu'à Maurras : le premier fusionnait dans une même passion amour de la Patrie et attachement à la République alors que l'autre ne voyait dans la Nation, et le rappel de ses racines catholiques, qu'un moyen d'exclure et d'excommunier. Le Général sut ainsi "moderniser " la droite, retournant comme un gant ses vieilles passions pour les mettre au service de l'avenir, préférant l'indépendance à l'identité nationales, la réforme des Institutions à la nostalgie de l'homme fort, la participation et la sécurité sociale à la défense acharnée de la propriété, l'intervention de l'Etat au "tout marché" et, c'est vrai, l'équilibre des comptes au laisser-aller budgétaire ! Mais même sur ce dernier point, que je rends d'autant plus volontiers à Zemmour que je l'évoque explicitement dans le livre, De Gaulle a été trahi par ses héritiers. Qui donc, sinon Chirac et Sarkozy, ont mis en 10 ans nos finances publiques cul par dessus tête, multipliant déficits et endettement au point de mettre le pays dans la main des marchés financiers (le "Grand Charles" dirait : "de l'étranger" !) ?
Là se trouve la triste vérité que Zemmour ne veut pas voir : la droite ne peut se libérer de ce que le gaullisme avait de social et d'interventionniste que pour retrouver ses vieux démons, ceux de l'identité et de l'avidité, c'est à dire pour le pays, de la division et du déchirement.
Et si je l'invite à retrouver le fil de son histoire récente, ce n'est pas pour la renvoyer à la nostalgie du grand homme disparu (et dont il n'existe pas de réincarnation crédible) ni à l'alternative consistant au moins à se trouver un comptable (encore que faute d'étoiles, je préfère dans l'intérêt du Pays Poincaré à Déroulède, c'est à dire Barre à Marine ou à Copé) mais c'est pour la prémunir contre ce vice fondamental qui l'affecta plus d'un siècle durant et qu'André Sigfried dénonçait déjà en 1946 dans un article... du Figaro (eh oui, cher Éric) : Qui voudrait-être de droite, relevait-il alors se penchant sur un siècle et demi d'histoire "quand celle-ci a fait preuve d'une incompréhension constante de l'évolution moderne" ?
Alors qu'elle option lui reste-t-il aujourd'hui ? Faute d'un grand et vrai fédérateur, sa division entre ses 2 tendances historiques me semble inéluctable : d'un côté une droite libérale, financièrement rigoureuse et européenne ; de l'autre effectivement une droite nationale et identitaire. En partageant ces deux courants en trois partis (voire quatre avec le Modem) elle se prépare des moments d'autant plus difficiles qu'aucun de ses dirigeants, qu'on me pardonne, ne me semble en mesure d'exprimer la vérité de chaque branche. Tant mieux, peut-être, pour une gauche elle aussi bien mal en point. Mais tant pis surtout pour le pays qui aurait tout à gagner à retrouver les conditions d'un vrai débat droite-gauche. Qui ne sera possible, je confirme et signe, que si chacun veut bien retrouver les cadres d'analyse que l'histoire lui a crées et dont l'une comme l'autre ne peuvent s'affranchir qu'au prix de dangereuses dérives...
"sa division entre ses 2 tendances historiques me semble inéluctable : d'un côté une droite libérale, financièrement rigoureuse et européenne"
Ceci est également vrai de la gauche. Il y a en effet une gauche libérale, financièrement rigoureuse et européenne. Et lorsque "la" gauche arrive au pouvoir, c'est en fait cette gauche-là, celle de Schroeder, de Blair de Zapatero, qui gouverne.
Que faut-il en conclure? Que la droite et la gauche libérale ont vocation à gouverner ensemble, comme cela commence à se faire en Europe avec la nomination de gouvernements d'union nationale (en Grèce, en Italie, peut-être bientôt de nouveau en Allemagne)?
Merci de bien vouloir publier ce commentaire car il importe vraiment de reconnaître que la gauche est elle-même profondément divisée et qu'en son sein chacun doit désormais choisir son camp.
Rédigé par : chatel | 06 mai 2013 à 08:08