Tant a été dit ou écrit sur Jaurès, et d'abord par ceux qui ne l'ont jamais lu, qu'on éprouve à en parler, comme une réserve, une réticence qu'il faut pourtant surmonter.
Réserve, réticence, qui traduit aussi une sorte de pudeur, celle que l'on éprouve lorsque l'on doit parler d'un parent, mieux encore : d'un ami cher. Pour tout véritable socialiste, Jaurès est de ceux-là. Nul mieux que lui n'aura réussi à susciter un tel respect, une telle affection aussi par delà les générations.
Les conditions de sa mort y sont certes pour beaucoup qui en firent un martyr de la paix.
Mais cela va plus loin. Il y a chez Jaurès une telle réserve de générosité, une telle foi en l'Humanité qu'elle en devient contagieuse. Que l'on en ressente encore aujourd'hui l'influence permet de mieux comprendre et de mieux mesurer ce que dût en être l'impact sur ses contemporains.
C'est que Jaurès fut un homme de foi. Son énergie, sa détermination, son courage s'abreuvaient à une source profonde : conscient de la puissance du mouvement de l'Histoire enclenchée à la fois par la Révolution française et la Révolution industrielle, il était convaincu qu'une pareille puissance d'invention, de production, de changement une fois libérée ne pourrait à un moment donné, via de longs combats et de lents cheminements qu'être mise au service de l'homme, c'est à dire de la paix, de l'égalité et de la justice.
Ainsi inscrivait-il l'idée socialiste dans le prolongement du processus qui de la fondation du christianisme à l'humanisme de la Renaissance, de la Réforme aux Lumières avait promis, préparé, construit l'émancipation de l'individu. La Libération économique et sociale lui semblait être la prochaine étape d'un long mouvement ayant conduit à la reconnaissance puis à l'affirmation de la conscience humaine et donc de la liberté. Après l'oppression des dogmes, celle liée à la condition économique finirait à son tour par tomber. Non par une sorte de fatalité mécanique, comme voulaient le croire les inexacts interprètes de Marx, mais par la force des idées. S'il n'ignorait rien des enjeux et des contradictions du système économique, Jaurès attendait d'abord le changement d'une prise de conscience progressive, d'une maturation de consciences éclairées s'attaquant aux chaînes du salariat comme elles s'étaient attaquées à l'esclavage, à l'obscurantisme, au fanatisme religieux; c'est par le mouvement de la raison que s'opérerait la transformation socialiste.
Du coup, celle-ci n'avait rien avoir avec un idéal abstrait. Elle serait une construction permanente, une marche vers le progrès.
La force de Jaurès fut ainsi d'incarner ou d'exprimer un moment du socialisme, celui ou passant de la violence révolutionnaire à l'évolution progressive, il prendrait en compte la transformation du capitalisme sauvage des premiers temps en une organisation plus rationnelle de la production ouvrant le champ aux réformes sociales, des premières retraites au dimanche chômé, avant la semaine de 5 jours et les assurances sociales.
Toute sa philosophie du politique est là, contenue dans un magnifique discours, à Toulouse en 1908, où sans jamais perdre de vue l'objectif, à savoir la mutualisation de la propriété, il expose les rouages d'un processus associant le travail parlementaire, le combat syndical et l'exigence intellectuelle. Une pédagogie du changement en quelque sorte.
Son message ne sera pas interrompu par la mort et par la guerre. Mais transformé. Le surgissement de la violence entre les nations puis entre les classes est ce contre quoi il s'était toujours battu. Mais l'idée qui était la sienne d'un mouvement socialiste devenu partie prenante du monde et de la société, en quelque sorte attaché à leurs ressorts pour les transformer, les orienter non vers le seul profit, la réussite de quelques uns mais le progrès collectif, cette idée fut reprise, d'abord par Blum puis par tous ceux qui suivirent.
Vivons-nous à cet égard une rupture ? Les socialistes d'aujourd'hui, au moins ceux qui sont au pouvoir, ont-ils dit " Adieu à Jaurès "? Il y a certes beaucoup de raisons de le penser. La volonté de rassembler les humbles au service d'une tâche plus grande qu'eux, et qui du coup les anoblît, l'idée que la justice puisse se frayer un chemin concret, au delà des discours, l'ambition de s'inscrire dans un mouvement plus large que soi et que son temps semblent aujourd'hui perdues. Mais le cynisme, le pragmatisme, c'était la conviction de Jaurès, parce qu'ils reposent sur des fondements fragiles, faux et biaisés, n'auront jamais le dernier mot. Pour autant que ceux qui se voudraient les vrais héritiers de Jaurès fassent leur son exigence intellectuelle, en ne cédant ni aux passions dénonciatrices, ni aux facilités de la nostalgie. Être l'héritier de Jaurès, c'est rester convaincu que le progrès de la conscience humaine ne va pas s'arrêter ! Et c'est donc réfléchir à la façon de lui ouvrir un nouveau chemin.
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