Qu'attendre de la volonté réformatrice dont semble se prévaloir en cette rentrée le gouvernement (cf. la tribune récente de Manuel Valls) ?
On admettra qu'il est difficile d'apprécier une stratégie dont les objectifs comme les moyens sont fixés en termes aussi vagues que ceux évoqués dans ce document ! Le Premier ministre n'a pourtant de cesse de présenter son action comme une sorte de refondation de la gauche. Mais quels en sont les caractéristiques et qu'est-ce qui la distingue de ses oppositions de droite ?
On est en droit en effet, au regard de l'insistance que met l'exécutif à garder sa " ligne", de se demander en quoi celle-ci consiste, quelle est son armature intellectuelle, c'est à dire son point de vue sur ce que vit la société, sa vision de l'avenir et sa capacité à articuler celle-ci à des principes clairs que l'opinion serait invitée à partager.
On pourra objecter que la crise dans laquelle sont plongés le pays et l'Europe rend cet exercice particulièrement difficile et oblige plutôt à une gestion à vue. Sauf que les crises, parce qu'elles sont révélatrices des contradictions d'un système et font tomber les certitudes trop longtemps entretenues, peuvent aussi représenter une formidable opportunité. On serait ainsi en droit d'attendre de la gauche qu'elle tire parti au maximum de l'échec du néo-libéralisme pour convaincre les électeurs de la pertinence de l'alternative qu'elle incarne....pour autant, l'on y revient, qu'elle en ait une. Et c'est bien là manifestement que le bât blesse. En semblant adhérer au discours dominant sur la "nécessaire" adaptation de la France au modèle économique lié à la mondialisation, la gauche "moderne" se prive de toute possibilité de sauver même ce qu'elle prétend défendre. Et légitime par contrecoup un esprit de résistance parmi une partie de ses électeurs, des partis et des syndicats qu'elle se condamne ensuite à dénoncer comme "archaïque" achevant le travail idéologique entamé par la droite sarkozyste. Le pragmatisme nourrit le sectarisme ...et réciproquement. Nous en sommes là !
La vérité est que rien n'est possible sans la volonté d'apporter aux crises en cours un règlement politique et stratégique à long terme ! Le cabotage auquel se résigne le Président de la République se veut habile. Il y voit la seule voie possible dans un contexte semé d'embûches et d'incertitudes. Le problème est qu'une telle attitude loin de rassurer accroît la confusion et le sentiment que le politique n'a plus prise sur les réalités !
Un autre chemin existe-t-il ? Que les "Frondeurs" me le pardonnent mais s'y engager supposerait d'aller bien plus loin que les quelques mesures économiques et fiscales qu'ils défendent (et que je défends avec eux). C'est une stratégie offensive qu'il faut au contraire promouvoir et qui au delà des difficultés du moment envisage la globalité des problèmes auxquels nous avons à faire face. Prenons pour exemple notre bonne vieille "Sécu.".
L'attachement à notre système de protection sociale est partagée par une majorité de Français qu'il ne serait donc pas absurde de mobiliser autour d'un projet ambitieux de réforme excluant tout recul des garanties mais travaillant à leur redéploiement comme à une évolution de leurs financements. Cette initiative serait d'autant plus opportune que l'opinion est aussi très sensible aux baisses d'impôt et à la critique de la bureaucratie sociale. Elle a également perçue les défaillances du système et en particulier en matière d'inégalités. Et les catégories populaires ne sont plus les dernières à vilipender l'assistanat. De sorte que les Français pourraient tout aussi bien basculer vers une critique radicale de notre "modèle social" si l'esprit de réformes progressistes n'était pas rapidement explicité.
La droite et l'extrême-droite ne s'y sont pas trompées qui s'efforcent de construire plus ou moins habilement une hégémonie idéologique servant à justifier leurs préconisations. Ainsi du thème de l'identité censée apporter réponse aux menaces que feraient peser sur notre mode de vie l'immigration comme l'Islam.
La décomposition des anciennes solidarités, la rupture du lien entre vote et position sociale, les contradictions nées de la poussée de l'individualisation entre le désir de liberté et le besoin de protection rendent plus que jamais nécessaire la formulation de la politique en termes idéologiques, c'est à dire à partir de concepts identifiables servant de support aux programmes politiques, concepts qui doivent rendre compte d'une vision de l'avenir et de la société que l'on prétend construire.
Cette "logique de dispersion" dans laquelle la société semble être entraînée correspond certes mieux aux références néo-libérales qu'à un projet socialiste plus en phase avec la période précédente fondée sur l'organisation et la rationalisation des rapports entre l'économique et le social. Il faut donc à la gauche réinventer cette ambition dans un contexte nouveau pour se réapproprier cette logique et lui imposer un autre cours que la compétition à outrance, la remise en cause de l'intervention de l'Etat, la baisse des impôts ou de leur progressivité, ou encore la flexibilisation du marché du travail....
Or, ce sont précisément sur ces thèmes, qui sont ceux de nos adversaires, que le gouvernement semble vouloir engager une surenchère... dont il n'a par ailleurs pas véritablement les moyens politiques, se condamnant à jouer sur les apparences.
Certes les problèmes que nous venons d'évoquer sont réels : l'Etat est bien confronté à une crise de son financement comme de son fonctionnement et notre économie doit faire face à un problème de compétitivité. Mais la réponse de la gauche devrait d'abord être recherchée dans la réaffirmation ET la redéfinition de ces principes, à savoir la notion de solidarité et de coopération et, quant à la méthode, via un processus de changement associant étroitement les citoyens, les personnels, les usagers qui n'a malheureusement jamais été pensé. La seule tentative jamais faite en ce sens figurait dans le projet de Ségolène Royal ("citoyens experts" etc.) mais elle n'est jamais allée au delà de quelques formules pourtant bien reçues par une opinion désireuse de se ressaisir du pouvoir (en tout cas de ne plus l'abandonner aux seuls techniciens dont l'efficacité après 20 ans de crise continue est devenue plus que discutable).
Ce thème de "la démocratie" pour autant qu'il ne reste pas à l'état de slogan pourrait ainsi constituer la pierre de touche d'un projet socialiste réformateur. Force est de constater qu'au delà de quelques gadgets (non cumul etc.), il n'inspire en rien les mesures annoncées.
L'autre thème, on l'a vu, est celui de la coopération, qui n'est que la déclinaison de l'idée de bon sens (si chère aux mousquetaires de Dumas) que "nous ne pourrons rien réussir qu'ensemble". Contre le "chacun pour soi" social et économique compensé par le recours à l'identité agencés par la droite, cette notion permettrait de reformuler le projet national en l'appuyant sur une lutte accrue contre les inégalités et l'encouragement de toutes les formes de mutualisation. Nous ne pourrons convaincre les Français que le projet de la droite est fondé sur l'égoïsme et pousse à une société divisée que si nous savons concrétiser par des mesures précises notre vision alternative. Pourquoi le désir de liberté, de différenciation serait-il nécessairement attaché à un surplus de consommation et au marché ? Ne pourrait-il trouver un débouché naturel dans l'organisation du travail ou celle de la Cité, l'engagement associatif ou citoyen, la formation ou l'offre culturelle ? Au lieu de cela, nous nous embourbons dans un pauvre débat sur le travail du dimanche, c'est tout dire !
Plutôt que de nous laisser emporter par les logiques de l'adversaire en lui laissant préempter les débats, donnons à ceux-ci nos propres formulations en explicitant nos objectifs : face à la mondialisation et à l'atomisation qu'elle entraîne, nous voulons bâtir une société coopérative dans laquelle les liens entre les membres seront renforcés, rendus plus solides par des politiques actives que permettront des réformes de l'organisation publique fondée sur la participation !
Il ne devrait du coup pas être trop difficile de montrer aux catégories populaires, qui s'éloignent de nous, qu'elles partagent une communauté de destin, marquée par de fortes inégalités devant l'emploi, l'éducation et la santé. Leur redonner un droit à l'avenir devrait être notre priorité, et ainsi aussi les détourner de la critique des plus pauvres (et de "l'assistanat") auxquels offrir de nouvelles perspectives d'activité est indispensable tant le travail reste synonyme de dignité, c'est à dire de sociabilité et d'utilité !
Au total, il ne me semble pas que le gouvernement soit porté par une forme de social-libéralisme. Celui-ci a succédé à la social-démocratie partout en Europe dans les années 90 sous l'influence du Blairisme et du "nouveau centre" de Schroeder. La crise de 2008 à définitivement condamné son projet d'adaptation à une mondialisation libérale incapable de garantir à aucune société la moindre perspective de stabilité sur laquelle construire un bout de consensus politique. Ceux qui s'en réclament ont, à cet égard, une décennie de retard. L'exécutif s'en remet plutôt à une sorte de pragmatisme guidé par les circonstances. Le problème est qu'en renonçant à énoncer les problèmes de fond et à les affronter, il participe à une confusion idéologique dans laquelle il a plongé une bonne partie de la gauche française... Plutôt que de le contester mesure après mesure, sans doute vaudrait-il mieux construire la réponse à la question qui reste en suspens : comment organiser une société solidaire qui sache intégrer la poussée de l'individualisation ?