Faut-il, pour écrire une bonne biographie, éprouver de l'empathie pour son sujet ?
Jean Lacouture, auquel on en doit de splendides, le pensait.
À lire celle qu'Eric Roussel vient de consacrer à F. Mitterrand, on serait tenté cependant de lui donner tort.
Que l'auteur ne ressente guère de complicité pour son "héros" éclate à chaque page. Mais c'est justement parce qu'il ne lui passe rien, consigne sans pitié chaque faute, chaque ambiguïté, qu'il nous en apprend plus sur le premier (et pour l'instant unique) Président socialiste de la Vème République que tous ceux - et ils sont nombreux- qui l'ont précédé dans cette tâche. C'est que Roussel est honnête et s'efforce de brider son antipathie comme on retient par les rênes le cheval au galop. Les points qu'il rend à Mitterrand en sont d'autant plus marquants, et les concessions qu'il fait au personnage d'autant plus fortes qu'elles paraissent lui être arrachées...
Ainsi nous aide-t-il à mieux comprendre ce que fut le jeune Mitterrand, déroulant devant nous une sorte de roman de formation qui semble tout prêt de la vérité d'un homme qui passa sa vie à la masquer. Il dévoile du coup ce qu'il faut bien appeler "l'idéalisme" d'un adolescent puis étudiant amoureux de son pays et de ses écrivains, révulsé par les faiblesses et les petites médiocrités d'un parlementarisme dont il saura plus tard si bien jouer, aspirant à incarner la figure d'une sorte de héros, dont la gloire serait moins publique qu'intérieure. On pense inévitablement à Montherlant qui est d'ailleurs l'un des auteurs qu'il admire alors. De l'exigence d'une sorte de pureté, au cynisme, une fois celle-ci déçue, il n'y a qu'un pas que Mitterrand ne franchira jamais complètement. Il y aura certes, comme il se doit, un grand chagrin d'amour, dont Roussel pense qu'il dictera la conduite de Mitterrand ensuite à l'égard des femmes, et la découverte, à Vichy puis dans la Résistance de la complexité des situations et de la duplicité des êtres. Mais il y aura aussi, dans les camps puis sous la menace de la police nazie, la découverte de l'amitié, indéfectible. Pour lui, la vérité des êtres se situera toujours plus dans la nature des relations qu'ils nouent que dans celle de leurs actes, honnêtes... ou non. D'où ce refus de juger, et plus encore, de l'être... D'où cette absolue liberté que l'on peut prendre aussi pour de l'orgueil et qui consistera à n'accepter jamais pour arbitre que sa seule conscience, au mépris du "qu'en-dira-t-on" médiatique ou mondain. Comment comprendre autrement le lien jamais brisé avec Bousquet ?
On l'aura compris, Roussel nous en apprend plus sur les années de jeunesse que sur le ministre de la IVème ou le dirigeant de la gauche unie. Même s'il finira par ne trouver d'autre explication à l'engagement de Mitterrand dans cette aventure et surtout à son entêtement à appliquer dans les premières années de son septennat un programme pourtant contredit par les faits, qu'une sorte de résidu "d'idéalisme", mot que l'on sursaute à trouver sous sa plume, comme d'ailleurs celui de générosité qui revient à quelques reprises dans la première partie consacrée à l'avant-guerre, mais qui finit par s'imposer à lui. Roussel n'en revient pas en effet de ne pouvoir réduire son personnage à l'addition d'ambitions et d'absence de scrupules qu'il effectue pourtant avec minutie à chaque étape de sa carrière.
C'est sans doute Mauriac (à tout seigneur...) qu'il revient d'avoir percé à jour un personnage qu'il combattait politiquement mais qu'il aimait, lorsqu'il évoqua, aux jours sombres de l'Observatoire, "ce jeune homme barresien souffrant jusqu'à serrer les poings du désir de dominer sa vie." Ce qui n'en fait pas, on l'admettra, un Rastignac ordinaire... C'est que pour le héros de Barres, à la différence de celui de Balzac, les raisons de vivre ne sont jamais données...
Certes, il y a loin de ce personnage doué d'une extraordinaire force intérieure, pétri de l'orgueil de n'admettre d'autre juge que lui-même, au leader socialiste. Force est d'admettre qu'il ne correspond guère au "type" tel qu'on l'a pratiqué jusqu'alors.
Et Mitterrand n'a, à l'évidence, jamais été socialiste au sens où il n'a jamais partagé ni les rêves des militants, ni les constructions théoriques des dirigeants. C'est qu'à l'instar du roi Ferrante dans la Reine morte de Montherlant, il haïssait et le crime et la naïveté mais peut-être plus encore celle-ci que celle-là ! Mais il ne s'est pas agi pourtant d'un simple "mariage d'affaires".
Il ne fait en effet aucun doute qu'il fut sensible à la fois à l'ampleur du mouvement historique auquel s'identifiait alors la gauche - ce dont témoigne son estime pour une personnalité aussi différente de lui que P. Mauroy - et à noblesse des humbles, de "ces petits, ces sans-grade" dont il s'est toujours senti proche, leur prodiguant, j'ai pu l'observer, une attention non feinte, une sympathie cordiale. Il était du peuple de France et c'est ce qui lui a permis d'en devenir le plus haut représentant sans trahir ni mentir.
Mais il n'était pas, pour lui, de certitudes, de convictions auxquelles se soumettre une fois pour toutes. L'idée même de se soumettre, l'humilité qu'elle implique aussi, lui était étrangère. Son compagnonnage avec la gauche, qu'il aida à surmonter, et avec quel talent, la malédiction de l'échec, ne fut qu'une rencontre. Et si l'une et l'autre cheminèrent ensuite cote à côte jusqu'à la fin, ce fut séparément, par une sorte d'alliance, plus sincère qu'on ne croit, mais pas une fusion.
Sa philosophie de la vie s'y opposait.
Pour Mitterrand, et Roussel le montre excellemment, le mouvement de la vie est tel qu'il est absurde de chercher à en modifier le cours, sauf pour soi-même, en cherchant à émerger des flots, à diriger son destin, non pour le seul plaisir du pouvoir ainsi conquis, mais par la démonstration ainsi faite de la force de son caractère. À l'évidence, il ne croit pas non plus aux masses qu'il juge dociles et parie sur le rassemblement de quelques personnalités hors du commun, capables d'affronter et de retourner les événements; d'où le goût qu'il aura toute sa vie pour les personnages atypiques ou les aventuriers.
À Vichy, nous montre bien Roussel, tout se passe pour lui comme si n'avait d'importance que la recherche de sa vérité intérieure. Il ne distingue alors que ceux qu'habite une flamme, peu importe qu'ils soient vichystes ou résistants...Le double-jeu qui est peu à peu le sien, puis son engagement dans la Résistance se nourrissent d'un goût non dissimulé du risque, d'une sorte d'indifférence au danger ....le tout mâtiné de fins calculs. L'ambition est là, déjà, mais elle n'est pas première. Ne parle-t-il pas à propos de la guerre et de sa résistance, dans un courrier qu'il adresse à une proche cousine, "d'époque formidable", ce qui, on l'admettra, n'est pas l'expression d'une conscience politique aiguë ou compassionelle de la période ? De la lettre, que publie Roussel et qu'il écrit à son ami Georges Dayan en janvier 46 ("...à l'expérience les hommes sont de tels chiens qu'on a envie de les fouailler et qu'il est normal de conclure que le premier but à atteindre est de se dégager à tout prix de la base, de la médiocrité, de la sottise dans laquelle nos concitoyens, conscients et organisés, se débattent avec bonheur.") l'on aurait tort enfin de déduire un mépris hautain pour les autres. S'il jugera sévèrement ceux qui prétendent lui disputer le leadership, il gardera toujours une affection réelle pour les gens, attentifs à leur histoire, leur chagrin etc.
Sa vérité, Roussel nous la montre: il faut la chercher dans ses amours littéraires de jeunesse, de Barres à Bernanos ou Montherlant, qui nous disent tout sur l'idée très personnelle qu'il se fera toute sa vie de l'honneur, car c'est bien d'honneur qu'il s'agit, cocktail de courage, de lucidité sur les choses et sur les êtres (ce que chez Montherlant l'on appellera l'équivalence des contraires) sublimé par une haute idée de soi, une esthétique...
En fermant l'ouvrage, on ne saurait dire s'il a réussi à faire de sa vie une œuvre d'art, mais l'on en sort convaincu qu'il l'a voulu.
Commentaires