S'il est une question passionnelle, c'est bien celle de l'euthanasie !
A chaque fait divers dramatique, comme celui qui a touché la famille Humbert et le docteur Chaussoy, l'opinion s'ébroue, s'émeut puis s'emballe ; soulignant, d'ailleurs, le décalage relevé par le Comité National d'Ethique, entre le droit et la pratique, les règles et la réalité.
Pourtant, s'il est un sujet qui devrait être abordé en dehors de tout excès, loin de toute émotion, c'est bien celui-ci, qui met en mouvement de grands principes qui se heurtent et même se contredisent.
A s'en tenir à la définition que Littré donne de l'euthanasie, conforme à l'étymologie, il n'y aurait pourtant pas matière à tant de déchirement. Au sens strict, l'euthanasie n'est rien d'autre qu'une "mort douce, sans souffrance". Qui pourrait ne pas la souhaiter pour lui-même ou celles et ceux qui lui sont chers ? On en trouve les prémices chez SUETONNE, dans sa vie des "Douze Césars" relatant la mort apaisée d'Auguste.
Il s'agit bien, à l'origine, d'échapper à la douleur, de vivre la fin de sa vie en toute conscience, en pleine maîtrise de soi. Dans l'esprit des Sages, de l'antiquité aux Humanistes, cette exigence de dignité pouvait aller jusqu'à légitimer le suicide, la mort provoquée. Ce que notre société peu à peu à toléré, y compris sur le plan juridique, même s'il a fallu attendre le nouveau Code pénal pour que toute pénalisation du suicide soit explicitement écartée : le meurtre n'étant plus défini comme un homicide volontaire mais désormais comme "le fait de donner volontairement la mort à autrui".
La difficulté est aujourd'hui bien d'une autre nature : elle tient au fait que l'on entend désormais par euthanasie, l'acte d'un tiers mettant fin à la vie d'un malade à la demande expresse de celui-ci. Notre société peut-elle admettre de ne plus qualifier de meurtre le fait de tuer, accompli par un médecin ou un parent, lorsqu'il s'exécute à la demande d'un malade qui le sollicite ?
Cette difficulté tient au fait que ce que la conscience peut, à un moment donné et dans un contexte particulier, juger légitime, la société elle, semble ne pouvoir explicitement, officiellement le reconnaître ! Et si cette question de l'euthanasie est douloureuse, c'est justement parce qu'elle suscite une confrontation irréductible entre deux légitimités concurrentes. Ma conviction est que la solution ne peut alors venir que de la volonté de dépasser cette contradiction, cette confrontation, par une approche pragmatique, humaniste, qui cherche à un problème essentiellement humain une solution humaine.
I. Chacun dans notre société se fait une idée différente de la vie et de la mort. C'est bien dans ce domaine là que joue à plein la liberté de conscience. Et à s'en tenir uniquement aux principes, on voit bien que s'opposent deux légitimités irréconciliables que la réalité pourtant, conduit nécessairement à relativiser.
a. Deux philosophies se heurtent dont l'expression témoigne qu'elles sont irréconciliables :
a. Pour les uns, l'euthanasie telle que nous l'avons définie porte atteinte à la valeur sacrée, à la valeur absolue de la vie. Soit que celle-ci trouve son origine dans une puissance transcendante et ne nous appartienne pas ; soit qu'elle constitue la base même de toute société et que celle-ci soit fondée à retirer à l'individu le droit d'en disposer pour des motifs d'ordre public.
Au-delà des philosophies religieuses, la doctrine juridique enseigne elle-même que la prohibition du meurtre n'est pas établi dans l'unique intérêt des personnes qu'elle concerne et que, par conséquent, elle protège, mais aussi dans l'intérêt direct de l'Etat qui doit conserver en vie des citoyens à la fois producteurs de légitimité politique et de richesse économique. Légaliser ou dépénaliser l'euthanasie serait par conséquent enfreindre un tabou, ouvrir une brèche qui pourrait ensuite autoriser toutes les dérives. Ce serait saper le fondement même de la société, que d'admettre que celle-ci puisse autoriser, même de manière limitative et encadrée, dans des circonstances très particulières, l'acte de tuer. Autoriser celui-ci, au-delà des cas de légitime défense ou du fait de guerre, reviendrait à encourager une pratique et lever un interdit qui ferait que la liste des exceptions pourrait sans cesse s'allonger : après les malades incurables, pourquoi pas les déments, les séniles et les handicapés ?
b. A ce même principe s'en oppose un second doué d'une même force et même d'une importance plus rigoureuse encore dans la société d'aujourd'hui, celui du droit inaliénable de l'homme sur son corps et sur sa vie, comme prolongement de la liberté individuelle consacrée par la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Chaque homme, chaque femme doit pouvoir décider du moment et des conditions de sa mort, en particulier dans le souci de préserver sa dignité, assimilée à sa pleine lucidité, à sa libre raison, non altérée par la souffrance ou la déchéance psychologique ou physique. C'est JANKELEVITCH qui s'écrit : "la liberté est toujours au dessus de la vie !", faisant écho au Montaigne des Essais pour qui "le Sage vit tant qu'il doit et non pas tant qu'il peut…la plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie dépend de la volonté d'autrui ; la mort, de la notre… vivre c'est être esclave si la liberté de mourir fait défaut". Dès lors comment refuser à un malade de mettre fin à ses jours et s'il le faut comment lui refuser assistance ?
b. Affirmés ainsi dans leur masse compacte, dans leur intégrité brute, ces deux principes sont sans nul doute inconciliables et même irréconciliables. Et pourtant, l'un et l'autre, sous le poids de la vie et des réalités, ont été progressivement battus en brèche, peu à peu érodés par le ressac des évènements ou de l'évolution des opinions.
· Ainsi, la loi a-t-elle été amenée, sans remettre en cause le principe sacré et absolu du respect de la vie, à introduire des éléments nouveaux, inspirés des droits de la personne ou de la simple compassion. Chacun s'accorde ainsi à considérer, y compris les églises, qu'il n'y aurait aucune légitimité pour un médecin à maintenir à toute force en vie un malade sans espoir de guérison. Le code de déontologie médicale stigmatise l'acharnement thérapeutique, c'est-à-dire l'obstination déraisonnable et le juge admettra qu'un médecin n'a pas commis de faute en s'abstenant d'engager ou de poursuivre un traitement inutile. De la même manière, la loi du 4 mars 2002 introduit la notion de "droit" du malade, à commencer par celui de refuser directement ou par le biais d'une personne référente, les soins qui lui sont prodigués. Même si le juge estime par ailleurs que le médecin qui aurait persisté dans l'intention de préserver la vie, malgré l'avis de son patient n'aurait pas non plus commis de faute.
· De la même manière, le développement des soins palliatifs destinés à soulager la douleur, a montré combien la demande de mort pouvait diminuer dès lors que la souffrance elle-même était réduite par plus d'attention et de chaleur humaine ou par un traitement spécifique. De même la question de la vulnérabilité du malade n'est-elle pas sans poser de délicat problème quant à l'expression de la volonté du patient sensé justifier là l'euthanasie ? La loi ne fait-elle d'ailleurs pas ouvertement obstacle à l'automutilation, apportant la démonstration que le malade doit aussi parfois être protégé contre lui-même ?
II. C'est bien la démonstration que la solution, me semble t-il, doit être recherchée non dans l'application d'un principe absolu (droit de choisir sa mort ou respect sacré de la vie) mais à partir d'une approche pragmatique, en partant des réalités et en recherchant des solutions inspirées simplement par le souci d'humanité.
a. Partir des réalités c'est d'abord partir d'un fait, celui de la médicalisation croissante de la mort que constatent les données disponibles : 70 % des décès dans notre pays (environ 500.000 décès par an) ont lieu désormais non plus au domicile mais à l'hôpital. Et si beaucoup de nos concitoyens ont le sentiment d'être expropriés de leur mort, d'en perdre en quelque sorte la maîtrise, c'est que la mort n'est plus un évènement familial ou social mais un évènement qui se produit dans un cadre extérieur pour tout dire étranger, l'hôpital, même si l'on s'efforce de l'humaniser, et dans un environnement de plus en plus technologique. C'est parce que nos contemporains ont aujourd'hui la vision d'une mort déshumanisée, qui peut être technique, sans cesse retardée, d'un corps livré à la souffrance mais aussi aux techniques obstinées, qu'ils veulent retrouver, par le droit de choisir et de demander leur mort, la maîtrise de celle-ci. Mais partir des réalités, c'est aussi admettre le peu de fiabilité des définitions, des classifications généralement admises. Ainsi, entend t-on le corps médical continuer parfois à distinguer, comme l'Académie de Médecine, l'euthanasie passive qui serait acceptable, de l'euthanasie active, insupportable, parce qu'elle impliquerait un acte positif, un geste volontaire de la part du médecin. Mais dans la pratique, la décision de l'équipe médicale, en réanimation par exemple, de suspendre la respiration artificielle n'implique t-elle pas en réalité l'acte de débrancher le patient ? Ne suppose t-elle pas un accompagnement par une sédation destinée à ne pas laisser le patient s'étouffer ou d'en avoir la pleine conscience. Où, par conséquent, est la limite ?
La vraie distinction n'est-elle pas dès lors plutôt entre l'euthanasie volontaire, souhaitée par le malade, comme par la famille et l'euthanasie involontaire, clandestine, pratiquée à la seule initiative du corps médical ? Partir des réalités, c'est en effet savoir que chaque année dans notre pays 150.000 euthanasies de cette nature sont pratiquées, c'est-à-dire 150.000 décisions d'anticiper le décès du patient, ce qui relativise, on en conviendra, les déclarations de principe sur l'insupportable transgression que représenterait la légalisation de telles pratiques qui ne reviendrait en fait qu'à sortir celles-ci de la clandestinité et à les encadrer par des règles connues de tous.
b. Les solutions.
Ces simples rappels montrent que les solutions ne peuvent être trouvées qu'inspirées par le sentiment d'humanité c'est-à-dire par la volonté de permettre ce que la conscience absout ou même juge légitime quitte à apporter une exception à d'autres principes jugés jusqu'alors intangibles.
La réalité, que je viens de décrire, est d'ailleurs si complexe, qu'elle impose la modestie, l'humilité, dans les préconisations qu'il est possible de faire.
Plusieurs pays se sont déjà avancés dans cette voie, allant plus ou moins loin selon leur culture, y compris parfois leur culture juridique.
Ainsi, le Danemark, comme plusieurs cantons Suisses et la moitié des états Australiens et tous les états Américains ont-il adopté des lois reconnaissant à chacun le droit d'exprimer par avance son refus de tout acharnement thérapeutique. La loi danoise, sur l'exercice de la profession médicale va jusqu'à permettre au médecin de ne pas maintenir en vie un malade incapable d'exprimer sa volonté et condamné à brève échéance ; faute de loi, la jurisprudence allemande, plus restrictive que la législation danoise précise néanmoins que : je cite "l'interruption de soins médicaux intensifs visant uniquement à prolonger la vie, est licite, voire obligatoire, lorsque le patient est d'accord, la souffrance insupportable, l'agonie commencée et le décès prévisible à court terme", conséquence du droit d'autodétermination garantie par la loi fondamentale. La Cour Fédérale Suprême permet même qu'une telle euthanasie puisse être pratiquée sur un malade inconscient en se fondant sur sa volonté présumée.
Dans le Royaume-Uni, la Chambre des Lords a pris un arrêt voisin, le 9 février 1993, pour un patient dans un état végétatif persistant depuis quatre ans. Se faisant, ces pays ont amorcé une évolution que la France devrait pouvoir prendre à son compte en rattachant au refus de l'acharnement thérapeutique la décision d'interrompre la vie pour des malades en fin de vie et sans espoir de guérison, pour autant que des conditions particulières d'information, de collégialité et de transparence soient respectées.
D'autres pays sont même allés jusqu'à légaliser ou plutôt dépénaliser l'euthanasie volontaire, c'est le cas de l'état américain de l'Oregon, des Pays-Bas, et depuis 2002 de la Belgique. Dans ces deux derniers pays, la demande répétée du malade, victime d'une souffrance insupportable doit être prise en compte dès lors qu'il se trouve dans une situation médicale sans issue. Le médecin doit prendre l'avis d'un confrère. Et il doit également rendre compte de sa décision et de la procédure qui a été suivie à une commission de déontologie chargée de vérifier que la loi a bien été respectée. Une telle évolution peut sans doute être envisagée en France même si elle continue de se heurter cette fois à de fortes réticences des juristes et du corps médical. Elle serait cependant seule de nature à régler des affaires comme celle de Vincent Humbert particulièrement insupportable pour la conscience humaine. Comment admettre en effet que la loi en son état qui qualifie de meurtre tout acte d'euthanasie volontaire, puisse obliger une mère à retirer la vie à celui à qui justement elle l'avait donnée ? Une mission parlementaire a été récemment mise en place qui rendra ses conclusions avant l'été.
Il est évident que celles et ceux qui se sont engagés dans cette réflexion parmi les parlementaires qui y participent, ont progressivement vu leur point de vue évoluer. Les certitudes se sont envolées. Les plus éloignés de l'idée de la légalisation, de la dépénalisation, s'en rapprochant. Les plus proches de cette idée étant au contraire amenés progressivement non pas à s'en détacher mais à la considérer avec beaucoup plus de précautions.
Force est de constater en tout cas, comme l'avait indiqué le Comité National d'Ethique et son Président le Professeur Sicard, qu'il n'est pas bon qu'une loi existe et ne soit pas appliquée puisque l'on sait que les juges ne condamnent jamais. Il n'y a en effet pas d'exemple dans l'histoire judiciaire des quarante dernières années de parents ou de malades qui se seraient livrés à une euthanasie volontaire à la demande du patient dès lors que celui-ci en avait manifestement exprimé la volonté et se trouvait dans une situation de santé irrémédiable, incurable et victime d'une souffrance psychologique ou physique insupportable. La République s'honorerait sans doute à faire en sorte que le droit se rapproche le plus possible de la réalité sans naturellement ouvrir une brèche trop large à partir de laquelle pourraient s'engouffrer des pratiques et des méthodes beaucoup plus contestables. La formule de l'exception d'euthanasie évoquée également par le Comité National d'Ethique et qui aboutirait à faire en sorte que la responsabilité pénale des médecins ne puisse pas être engagée dès lors qu'ils auraient répondu à une demande dans des conditions strictement encadrées est sans doute l'issue vers laquelle il faut aller. Elle est largement plébiscitée par l'opinion. Pour autant, les responsables politiques de ce pays, après avoir essayé de se défausser de ce sujet sur la société, comme l'avait indiqué le Premier Ministre, il aurait semblé que la question de la vie et de la mort ne relève pas de la loi. Ces mêmes responsables politiques doivent être tentés aujourd'hui de différer une décision. Je crois cependant que la pression de l'opinion et simplement de la conscience de chacun sera telle que l'épreuve de vérité sur ces sujets est sans doute proche même s'il est évident qu'aucune solution ne présente de totale garantie et ne peut apporter une complète satisfaction.
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