J'ai, entre deux matchs de rugby, consacré ce week-end neigeux à la lecture du dernier livre de Laurent Bouvet "Le sens du peuple". L'auteur y est, comme à son habitude, précis, cohérent, méthodique. Et opère un exercice de clarification des plus utiles sur les rapports du peuple à la nation et à la démocratie d’une part ; à la Gauche et à la Droite d’autre part. La démonstration aura paru d’autant plus convaincante au candidat socialiste, d’ailleurs, que l'on retrouve dans le dernier chapitre les axes même de son discours du Bourget. D'où vient, pourtant, que ce copieux ouvrage de près de 300 pages nous laisse malgré tout sur notre faim ?
La thèse de la dernière partie du livre repose sur l'idée que la conversion récente de la Gauche au libéralisme économique aurait été préparée par son adhésion des les années 80 au libéralisme culturel, la défense des différences et des minorités ayant pris le pas sur les luttes sociales au point de laisser ouvertement de côté des catégories populaires plus rétives à l'évolution des mœurs. La démonstration est soutenue et alimentée plus encore par des publications récentes préconisant d'acter une nouvelle alliance de la Gauche, des couches supérieures et moyennes diplômées et des "minorités", abandonnant le peuple à ses démons !
Le diagnostic, pour pertinent qu'il soit, me parait cependant incomplet. Bouvet reconnaît d'ailleurs lui-même que ce glissement s'est opéré presque inconsciemment comme un moyen de remplir le vide laissé par l’effondrement du modèle social-démocrate concomitant de celui du Mur de Berlin. Faute d'avoir pris la peine de se définir durant les belles années des Trente Glorieuses, la Gauche se trouva fort dépourvue lorsque la crise fut venue. Bouvet souligne d’ailleurs avec bonheur combien la bataille des idées fut alors perdue... faute d'avoir jamais été livrée. Mais la fuite, qu'il dénonce, opérée alors vers le "multiculturalisme" comme projet de substitution, s'est accompagnée aussi d'autres options comme la priorité donnée à l'éducation pour lutter contre le chômage ou à l'Europe pour faire face à la mondialisation. Avec le succès que l'on sait. Mais cette ouverture sur les libertés nouvelles, des femmes, des homosexuels, des étrangers, peut alors être comprise comme la quête désespérée de nouvelles pistes pour l’émancipation faute d’outils adéquats pour rendre à l’intervention publique sa performance. Question qui, me semble-t-il, ne sera pas tranchée par le réveil d’un volontarisme fiscal, indispensable, mais qui ne suffira pas à pallier les défaillances de nos systèmes de redistribution sociale livrés aux déficits croissants et rongés par la déresponsabilisation de ses usagers.
Il est à cet égard regrettable que dans cet essai stimulant et qui pose toutes les bonnes questions, l'auteur ne nous donne pas une définition plus précise de ce qu'il appelle le multiculturalisme auquel la Gauche aurait succombé. Car enfin si, par exemple, la question de la place de l'Islam constitue bien une pierre d'achoppement de notre société, le simple rappel des valeurs de la laïcité ne saurait apporter une réponse adéquate. Trop souvent, celui-ci est apparu au contraire comme viscéralement hostile alors qu’il est fondé sur le respect des opinions, religieuses ou non. Est-ce sombrer dans le multiculturalisme que d'aménager les repas scolaires pour tenir compte des interdits alimentaires ? Que de cesser de confondre l'indispensable neutralité des services publics avec un militantisme qui s'attaque aux signes religieux sur la voie publique et même désormais au domicile privé (cf la loi récente votée au Sénat sur les nourrices) ? Ces problèmes ne peuvent être réglés au seul nom des principes mais en fonction de situations concrètes qui obligent à chaque fois à interroger les vérités établies. J'aurais aimé que l'auteur, dont la référence aux vertus de l'humilité et de l'exemplarité m'a comblé, nous en dise plus sur ces sujets.
Reste au final un livre que l'on gagne à lire et qui gagnera tout aussi bien à être discuté !