Jean-Pierre Chevènement a choisi de frapper fort : avec ces deux derniers livres, publiés à deux ans d'intervalle, ne nous prédit-il pas, sauf changement de politique, et la fin de la France et celle de l'Europe ? On pourrait moquer cet éternel Cassandre, en marge désormais des responsabilités, que la malédiction d'Apollon, à l'instar de la fille de Priam, le roi de Troie, condamnerait à annoncer l'avenir... sans être jamais cru des siens. Mais on aurait tort désormais !
Je dois bien avouer avoir jusqu'à récemment appartenu au camp des sceptiques. Eh quoi, ne sait-on pas d'expérience que la République, dont se réclame non sans talent, ni suite dans les idées, le sénateur de Belfort, est surtout belle sous l'Empire ? Et que la politique n'a plus la même saveur de la coupe aux lèvres ?
Impossible, cette fois pourtant, de rester insensible à la charge. A mesure en effet que l'auteur de "La France est-elle finie ?" puis de "l'Europe va-t-elle sortir de l'Histoire", déroule ces arguments, le lecteur attentif, et qui voudra bien laisser de côté ses préventions, aura le sentiment d'entrer en territoire connu.
Comment nier que depuis quelques années le comportement de nos dirigeants politiques comme économiques nous fait douter de leur vision et plus encore de leur combativité ? Croient-ils encore en la France, nous demande l'ancien ministre de la Défense ? Ne sont-ils pas victimes d'un mal qui empoisonne nos élites depuis notre défaite-éclair du Printemps 40, la peur-panique de l'isolement, qui n'a plus fait voir d'issue aux meilleurs d'entre eux que dans le choix de l'intégration européenne, y compris lorsque celui-ci s'apparentait de plus en plus à une fuite en avant ?
Comment, aussi, ne pas dresser objectivement le même bilan que le Président du MRC d'un Euro dont le prix à payer pour la France s'élève à plus d'un million d'emplois industriels perdus faute d´une politique économique et budgétaire commune ?
Comment ne pas douter avec lui de la faisabilité du "saut en avant fédéral" qui permettrait seul de corriger ce défaut de conception, faute d'un soutien populaire à une telle évolution ?
Comment, enfin, ne pas, dans ses pas, mesurer la primauté que s'est adjugée l'Allemagne, profitant de la passivité de ses partenaires tétanisés, pour leur imposer sa politique quel qu'en soit le coût politique et social ?
Et comment, du coup, ne pas décider de conjurer la malédiction prononcée à son encontre par l'éphèbe du Parnasse et prêter plus d'attention non plus seulement au diagnostic de notre Cassandre mais aussi à ses propositions ? Si c'est un grand tort, comme le disait Edgar Faure, d'avoir raison trop tôt, rien ne devrait empêcher le débat démocratique de faire rentrer le prophète dans l'actualité !
Si tout n'est pas perdu, que faire ?
La réponse, l'ancien fondateur du Cérès, pense l'avoir trouvée, reprenant la formule du Général au temps du Plan Fouchet, dans une "Europe européenne", dont le projet serait la conséquence (et non l'anticipation) d'un possible et nécessaire dialogue des... Nations. Ah, voilà le grand mot lâché : loin de prôner leur disparition, Chevènement, un peu comme Gauchet dans un remarquable papier du Débat de voici presque 10 ans, voit en elles la base, la condition même, de la relance européenne. Sans nations convaincues, conscientes d'elles-mêmes et s'appuyant sur l'adhésion des citoyens, pas moyen, argumente-t-il, de sortir de l'impasse dans laquelle les "Eurocrates" ont enfermé l'Union. Et d'insister sur l'impossibilité dans laquelle se trouvent les gouvernements de faire accepter aux peuples européens la recette qu'impose la monnaie unique, à savoir, pour prix de l'indispensable intégration budgétaire, la mise sous tutelle par la " bureaucratie " bruxelloise des Parlements nationaux...Or, cette carence d'une véritable gouvernance de la zone euro n'a-t-elle pas failli provoquer son naufrage ? Aussi conviendrait-il d'actionner en urgence les moteurs de secours et de cesser, du même coup, de dénigrer et de renvoyer au passé des Nations seules capables de mobiliser à nouveau les peuples pour leur rendre confiance dans un projet commun. Ce que, selon lui, risquerait de rendre impossible le centenaire de la Grande Guerre ! Loin de réhabiliter les patries la commémoration qui s'annonce pourrait bien n'avoir, anticipe-t-il, d'autre objet que de les dévaloriser définitivement en ressuscitant les horreurs et les absurdités que leur choc mondial avait provoquées. Maniant l'histoire du siècle comme peu de responsables politiques, Chevènement s'emploie du coup à nous convaincre que les deux guerres qui affaiblirent (définitivement ?) l'Europe devaient moins au chauvinisme qu'à la recherche par la classe dirigeante allemande, nourrie de pangermanisme puis subjuguée par le nazisme, d'une impossible hégémonie sur le Vieux Continent.
Tout en laissant le soin aux historiens de démêler pareille affaire, j'observerai néanmoins que le déclenchement de la Grande Guerre ne doit manifestement pas qu'à la légèreté (Jaurès) des dirigeants d'alors. Si nul, à l'exception d'ailleurs du grand leader socialiste, n'avait anticipé l'horreur et la durée du conflit, tous s'y engagèrent un peu contre leur gré, l'acceptant néanmoins comme le pire mais dernier moyen de clore la lutte pour la prépondérance dans lequel le monde, via la colonisation, était engagé. Et s'il est juste d'admettre que les nationalismes ont mis de l'huile dans les rouages du mécanisme qui devait entraîner une déflagration mondiale, l'objectivité oblige à ajouter que ces chauvinismes croisés n'étaient pas assez forts pour provoquer d'eux-mêmes la mise à feu ! L'on admettra sans peine que les Nations ne méritent pas l'indignité dont on les a accablées, sans pour autant en déduire l'inanité du projet européen tel qu'il fut imaginé par ses initiateurs.
Le discrédit des nations au lendemain de cette guerre de trente ans qui ravagea le continent ne fut pas dû en effet, comme l'ancien ministre de l'Education se laisse un peu aller à nous le faire entendre, à la seule habileté de ceux qui, encouragés par les Etats-Unis, voulaient en profiter pour leur substituer d'autorité une Europe fédérale. Celle-ci ne venait-elle pas de plus loin, des débuts du XIXème et du romantisme triomphant? Et ne constituait-elle pas, au lendemain de ces sanglants conflits, une piste plus qu'honorable : courageuse et noble ? A quoi bon, d'ailleurs, vouloir mettre du ressentiment dans une histoire heurtée mais riche aussi, comme Jean-Pierre Chevènement le reconnaît, en belles personnalités ?
Le problème, de mon point de vue d'humble lecteur, n'est au fond pas tant que l'Europe ait voulu se faire, Monet aidant, sur les débris des nations, qu'elle n'y ait pas réussi ! Ainsi du surplace qui devait la condamner jusqu'au milieu des années 70 à se priver, pour parler comme Kissinger d'un téléphone sur lequel l'appeler ! Ainsi, passé la menace du bloc soviétique pulvérisée par la chute du Mur, de son incapacité à faire partager aux peuples qui la composent son enthousiasme pour son élargissement puis pour sa marche en avant vers le marché puis la monnaie uniques !
La vérité n'est-elle pas que les dirigeants européens, malgré la cohérence des efforts de certains (en particulier de Mitterrand et Delors) n'ont pas su tirer partie en temps et heure de l'affaiblissement des nations pour aller jusqu'au bout de l'ambition qui animait les Pères Fondateurs ?
Et plutôt que de chercher à nourrir leur procès et celui de leurs successeurs, ne devrions-nous pas d'abord nous demander, pour autant que nous restions sincèrement européens, ce qui est le cas, à sa façon, de notre auteur, si leur échec est encore susceptible d'appel ?
Or, je ne crois céder à aucun préjugé "souverainiste" en observant que nos peuples, et d'abord le français, le poids de la crise faisant son œuvre, ne semblent plus guère disposés à franchir la frontière séparant l'Union de la Fédération, au bord de laquelle ils stationnent pourtant depuis plus d'une vingtaine d'années !
Mon scepticisme, et le leur, n'est-il pas d'ailleurs accru par le silence ambigu de gouvernements qui n'osent plus dire ce qu'ils veulent ? Au point qu'un réflexe de bon sens démocratique devrait nous conduire à les contrecarrer si l'idée de se passer du consentement des citoyens finissait par s'imposer parmi eux...
Existe-t-il alors, ce constat amer fait, un autre chemin que celui préconisé par Chevènement, qui n'est pas sans noblesse, mais qui pourrait se révéler bien escarpé ?
La seule façon de le savoir serait que les partenaires du couple franco-allemand, auquel mon collègue du Palais du Luxembourg accorde une large place, veuillent bien se décider à poser aux Européens la question de confiance. Sortiront-ils de l'entre-deux dans lequel les dangers d'une crise les confinent sans avoir le sentiment de jouer l'avenir de l'Union à quitte ou double ? La question reste entière, qui devrait leur être posée toutes affaires cessantes sauf à ne nous laisser d'autre alternative que celle imaginée par leur éloquent interpellateur ! Mais on l'aura compris, lui prêter l'oreille aura été plus qu'utile pour tenter de chercher une issue.
S'il est un sujet pourtant sur lequel l'on aura au final du mal, malgré les efforts accomplis, à suivre Cassandre, c'est bien celui de l'indispensable substitution, selon lui, d'une monnaie commune à la monnaie unique. Comment ne pas y voir (et du coup, à notre tour pressentir) un échec symbolique de la construction européenne et donc le risque d'un retour en arrière encore plus redoutable que le statu quo actuel ? L'Union s'est faite pas à pas. Est-elle assez forte pour faire, pour la première fois, un tel choix même compensé, comme le suggère Chevènement, par la refondation du projet tout entier ? Là se trouve le nœud du problème que seul un homme d'Etat (qualité que Chevènement reconnaît malicieusement à Angela Merkel) permettrait de trancher. S'il s'en trouve un(e), qu'il se fasse connaître sans délai, vu l'urgence, à moins qu'il ne soit désormais réduit au rôle de Cassandre, ce que l'on ne pourrait pour Jean-Pierre Chevènement dont il faut saluer l'ampleur et la constance de vues, et plus encore pour le pays et l'avenir de l'Europe, que regretter !
"Comment ne pas y voir (et du coup, à notre tour pressentir) un échec symbolique de la construction européenne et donc le risque d'un retour en arrière encore plus redoutable que le statu quo actuel ? "
Mais n'est-ce pas précisément ce qu'impliquerait la mise en oeuvre d'"une autre politique, nationale cette fois, de relance par l'investissement", préconisée dans un précédent billet, en l'absence -prévisible- d'un plan européen ?
"Le problème, de mon point de vue d'humble lecteur, n'est au fond pas tant que l'Europe ait voulu se faire, Monet aidant, sur les débris des nations, qu'elle n'y ait pas réussi !"
Si la nation est bien le lieu naturel de la démocratie et de la solidarité, comment peut-on regretter l'échec de l'utopie européiste? Si "nos peuples, et d'abord le français, le poids de la crise faisant son œuvre, ne semblent plus guère disposés à franchir la frontière séparant l'Union de la Fédération", n'est-ce pas parce que l'Europe, telle qu'elle a été conçue, est à la fois libérale et antidémocratique dans son principe même ?
Tournons-nous vers l'avenir et réfléchissons à la façon dont la nécessaire émancipation du cadre européen devrait se faire pour être la plus profitable possible à notre pays ainsi qu'à tous ceux qui suivraient notre exemple.
Rédigé par : chatel | 06 janvier 2014 à 08:27
Sortons de cette Europe technocratique qui est contre les peuples!
Rédigé par : Damien TEXIER | 19 décembre 2013 à 10:00