La politique étrangère est manifestement une chose trop sérieuse pour être laissée à la Commission européenne. Non que celle-ci soit la seule responsable du formidable gâchis que représente l'évolution de nos relations avec la Russie, mais son indifférence aux enjeux stratégiques fait peine à voir. En développant une offensive en direction des pays de l'ex-URSS non-membres de l'UE, sous le nom de partenariat oriental, elle montrait certes un intérêt pertinent pour une région-clef. Mais en oubliant ostensiblement dans cette approche leur voisin russe, elle a commis une faute majeure dont nous n'avons pas fini de payer le prix dans la mesure où Moscou s'est persuadé qu'il s'agissait là du volet européen d'une offensive plus large destinée à l'encercler. Depuis plus de dix ans en effet, les États-Unis ont multiplié les rebuffades à l'égard d'un grand pays qui refuse de considérer qu'il a perdu la guerre froide.
Les Occidentaux ne sont naturellement pas seuls coupables. Les "caractéristiques" de la politique russe, mélange de coups de menton et parfois de violence et de coups de force (La Tchétchénie, la Crimée), le durcissement visible du régime, sa difficulté, pour le moins, à échapper à l'influence d'un "groupe d'intérêts" pour développer une économie peu productive, expliquent les réticences des uns, les inquiétudes des autres. Mais l'essentiel est ailleurs : la conduite des "Occidentaux" a favorisé la résurgence d'un nationalisme (qui traverse toute la société russe et tous les partis qu'ils soient associés au pouvoir ou dans l'opposition) qui apparaît comme le prix à payer aujourd'hui pour la façon dont a été géré hier l'effondrement de l'Union soviétique. Non seulement, la cure d'austérité et de privatisation qui fut imposée à la nouvelle Russie a décrédibilisé pour longtemps toute référence, même politique, à l'idéologie libérale. Mais, à la différence du nazisme ou du militarisme japonais, le communisme en tant qu'idéologie et les dirigeants communistes en tant que Pouvoir ne furent jamais désignés et encore moins jugés comme responsables des crimes commis pendant des décennies autorisant le "nouveau" régime à proposer une lecture de l'histoire russe magnifiant désormais dans une belle continuité patriotique et nationale l'œuvre et des grands tsars, et de Staline et de la Russie contemporaine.
Celle-ci se vit donc aujourd'hui à la fois comme une puissance renaissante et une civilisation à part, distincte aussi bien de l'Asie que de l'Europe occidentale, aspirant du coup à être au moins traitée d'égal à égal par les États-Unis. Il s'agit moins, pour Poutine, d'adopter une posture menaçante (même si elle l'est par de nombreux aspects) que d'effectuer un rappel à la réalité, ambition résumée par la formule inventée son conseiller Vladislav Sourkof, de "démocratie souveraine". L'idée est simple et populaire : avec L'URSS, l'on avait la souveraineté sans la démocratie ; avec Eltsine c'était le contraire ; avec Poutine, les deux seraient enfin réconciliées ! L'affaire ukrainienne n'a été au fond que le détonateur d'une crise qui couvait depuis longtemps : il n'était pas envisageable pour la Russie de laisser remettre en question sa présence militaire et navale en Crimée. À la première inquiétude, la réaction n'a pas tardé.
Que faire alors, sachant qu'un nouveau "containment" ne peut être la solution même si la formule trouve chaque jour de nouveaux promoteurs ?
Certes, tout passera d'abord par le règlement de la crise ukrainienne. Grâce, il faut y insister, à l'engagement de la France, qui a su entraîner une Allemagne réticente, les bases d'une solution ont été posées. L'application de Minsk 2 constitue donc une priorité qui doit nous conduire à en rappeler les exigences à toutes les parties, y compris l'ukrainienne. Le Président de la République a commencé à le faire à Aix la Chapelle le week-end dernier, et il est indispensable de continuer à le faire.
Au delà, c'est d'une nouvelle vision de l'espace stratégique que constitue notre "vieux continent" que nous avons besoin. Une Europe sans la Russie signifierait la fin du projet européen, et ne pourrait être acceptée par la France que si elle se résignait à voir l'avenir du monde se jouer entre deux ou trois puissances dont l'Europe ne serait pas.
L'attitude du Président Poutine ne simplifie certes pas les données de l'équation. Mais de la crise de l'Euro à la crise ukrainienne, c'est toujours l'idée que nous nous faisons de l'Europe qui se joue. Ne serait-il pas sage de réserver notre jugement sur les autres, tant que nous n'en aurons défini précisément ce que nous sommes et ce que nous voulons. Le problème se pose d'ailleurs à court terme, la récente rencontre Poutine-Kerry de Sotchi nous ayant montré, s'il en était nécessaire, qu'Etats-Unis et Russie pourraient être plus prompts à s'entendre (et sans nous) qu'on ne l'imagine...
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