Pour tous ceux qui, comme je l'ai fait, ont cru sincèrement dans la capacité de l'Union Européenne à constituer un pôle de résistance à la mondialisation, le trouble aujourd'hui est grand. Pour autant naturellement que l'on veuille bien regarder les choses en face.
Il ne s'agit certes pas de regretter nos votes, de Maastricht au " raité constitutionnel" rejeté finalement par nos concitoyens. Ni de se reprocher de ne pas avoir cédé aux arguments de ceux, tels Jean-Pierre Chevènement, auxquels les événements, il faut le reconnaître, ont fini par donner raison.
Les choses, en effet, auraient pu se passer différemment. Rien n'était écrit. Ni que les gouvernements successifs se montreraient trop pusillanimes pour doter l'Euro des outils de sa gouvernance, ni que l'industrie comme l'emploi seraient au final sacrifiés sur l'autel des déficits et de la dette, alors que la crise de 2008 donnaient tous les motifs aux leaders d'alors d'agir différemment.
Mais il importe aujourd'hui de se rendre à la raison. Surtout si l'on est un européen convaincu, tant il est désormais évident que faute d'un changement de perspective, c'est le projet européen tout entier qui risque d'être "jeté avec l'eau du bain" de l'austérité. Celle-ci nourrit les amertumes, encourage les populismes, décrédibilise nos démocraties.
Le PS (qui s'en étonnera aujourd'hui ?) a pourtant renoncé à le faire, prenant acte au fond de ce divorce. Dans un texte - encore un - passé inaperçu et adopté la semaine passée par son bureau national, il recourt - une fois de plus s'agissant de l'Europe - au catalogue de vœux pieux, égrenant à tour de pages les "il faut" ou les "nous devons" pour masquer l'absence d'une analyse véritable des rapports de force à l'œuvre à Bruxelles... et ailleurs sur notre Vieux Continent. Ainsi y-voit-on ressurgir de justes et belles idées (la défense européenne, la réorientation de l'Union, le gouvernement économique)... qui pavent le chemin de nos renoncements successifs. Qui peut croire encore à ces fadaises ? Non pas que l'objectif affiché à chaque fois ne soit pas le bon. Mais que ceux qui l'énoncent fassent l'économie, scandaleuse, de l'examen des conditions à partir desquelles il pourrait été atteint, passe cette fois l'entendement. Cette fois ? Parce qu'il est désormais évident que rien de tout cela, en l'état de ce qu'est l'UE, ne pourra à court/moyen terme être atteint. Et qu'est-ce qu'une politique qui se paye ainsi de mots, sinon une sorte d'escroquerie d'autant plus regrettable que les adversaires de l'Europe, eux, parlent net...
Nous avons donc maintenant, comme dirait l'autre, un devoir d'inventaire. Parce que l'Europe ne peut plus être, pour nous, hommes et femmes de gauche, ce qu'elle était...
Nous avons désormais le devoir de nous déprendre de cet "impératif moral" qui voulait que tout ce qui a trait à l'Europe soit bon par principe. Plus question, amis, de s'écrier qu'il faut "faire l'Europe" sans jamais se demander de quelle Europe il s'agit... L'Europe, bien sur, est nécessaire puisqu'elle constitue le meilleur moyen pour les pays qui la composent de garder la maîtrise de leur destin... à la condition naturellement que cette ambition soit partagée par tous. De ce point de vue, elle est la façon que les générations de l'après-guerre ont imaginée pour servir l'intérêt national. Mais ce qui allait de soi voici 70 ans, n'est plus aussi évident aujourd'hui.
Si c'est bien en effet de l'intérêt national qu'il s'agit - et de quoi d'autre pourrait-il s'agir ? - l'on est en droit de faire preuve d'une récente mais utile perplexité.
D'abord parce que l'on peine à trouver dans la politique que nous suivons une quelconque définition d'une telle préoccupation. À supposer que l'on ne puisse en donner, faute de mieux, qu'une définition négative, nous dirions que l'intérêt national s'oppose par principe à ce que nous sacrifions notre industrie, entretenions le chômage et mettions en péril notre cohésion sociale.
Or, et c'est mon second point, tel est pourtant le résultat auquel tend précisément aujourd'hui la politique européenne. Faute d'une action coordonnée, en matière budgétaire, et de mesures sectorielles pour éviter le mouvement centrifuge provoquée par la création d'une zone à monnaie unique, nous avons depuis une quinzaine d'années accepté la suppression de centaines de milliers d'emplois industriels, et, depuis 5 ans, stoppé net tout effort d'investissement productif au détriment de notre compétitivité et de la qualité de nos services publics.
On est en droit de se demander pourquoi nos dirigeants politiques ont accepté cela ! Et de s'interroger sur leur bon sens lorsqu'ils nous répondent que c'est pour préserver l'Europe, comme si celle-ci était l'ambition ultime, supérieure aux résultats qu'elle permettrait d'obtenir !
D'autant qu'au cours de ces dernières années, le problème n'a jamais été de "sortir de l'Europe", mais d'aller au contraire au bout de sa logique d'intégration. Ce ne sont donc pas les ennemis jurés de l'Union qui ont poussé celle-ci à la faute durant la décennie écoulée mais la faiblesse, l'absence de vision et de suite dans les idées de ses partisans proclamés. Leur inertie n'eut d'égal que leur volubilité : jamais durant cette période (et F. Hollande a été repris par les symptômes de cette incontinence ces dernières semaines) l'on a autant parlé de budget, de gouvernement, de Parlement de l'Euro... et aussi peu fait pour en assurer la mise en œuvre.
L'épisode de la "relance européenne" dont le nouveau Président de la République française s'était fait le chantre le temps d'une campagne ne fournit-elle pas une autre illustration de cette incapacité à passer à l'acte. Il a suffi de quelques heures de discussion à Dublin, en juin 2012, pour passer par profits et pertes l'idée chère à J. Delors : "la rigueur aux États, la relance à l'Union". L'Allemagne n'eut pas même à froncer les sourcils pour que le deuxième terme de l'équation soit aussitôt remisé. Est-ce une fois de plus au nom de l'Europe, cette idée éthérée, qu'il a fallu renoncer ? En public, notre Président s'est toujours refusé à admettre que sa proposition ait même été récusée. Mais en privé, il ne manquait pas d'indiquer aux sauvages qui éructaient, qu'insister eut conduit à la mise en péril de l'amitié franco-allemande, deuxième vache sacrée, et à juste titre, de la religion européenne.
Mais cette amitié, qu'est-elle en passe de devenir ?
Curieuse situation d'empathie que celle dans laquelle la France a choisi de se placer et qui fait qu'un désaccord de l'Allemagne avec la France (le rejet du plan de relance évoqué à Dublin par exemple) n'est rien d'autre qu'une manifestation de franche camaraderie dont il faut se réjouir, alors qu'un désaccord de la France avec l'Allemagne devient au contraire une crise, avec tous les échos de catastrophe qu'un tel mot suscite aussitôt à Paris. Est-ce exagérer que de trouver étrange, et à tout prendre bien peu amicale, cette relation asymétrique ?
Si l'Europe ne nous permet pas de soutenir notre industrie, d'offrir des emplois à une jeunesse plus dynamique qu'outre-Rhin et d'investir pour l'avenir, quelle est donc sa vocation ? Et pouvons-nous accepter d'y sacrifier nos "intérêts vitaux", puisqu'au vu du niveau de chômage que nous connaissons, de la crise morale que traverse le pays, de la montée de l'extrême-droite à laquelle on assiste, c'est bien de cela qu'il s'agit !
N'est-ce pas en tout cas ce que montrerait, sans l'ombre d'un doute, l'exercice du droit d'inventaire qu'il nous faut aujourd'hui invoquer ? Le pire, et qui en dit long sur ce que nous sommes politiquement en train de devenir, est que l'Allemagne eut sans doute compris pareil discours et pu infléchir ses exigences pour autant qu'un vrai dialogue se fut engagé...
En tout cas la résistance qu'elle oppose aujourd'hui à nos timides demandes d'inflexion, le soutien que lui apporte une écrasante majorité d'Etats dans sa volonté de poursuivre une politique obsédée par la baisse des déficits nous OBLIGENT à revoir notre positionnement.
Est-il encore opportun d'aller dans le sens qui semblait devoir s'imposer au lendemain de la création de l'Euro, à savoir une intégration plus poussée ? On peut en douter quand on mesure le poids des plus conservateurs au sein de l'Euro ! Quel intérêt aurions-nous à nous dessaisir d'outils dont le transfert ne servirait aucun de nos objectifs légitimes, à commencer par l'emploi ? Ne devons-nous pas au contraire redéfinir notre projet économique national, qui passe par un vrai plan d'investissement (et non l'ectoplasme proposé par Juncker) porté par Bruxelles et, à défaut, par Paris. N'est-il pas temps de reprendre l'initiative et de le montrer à nos concitoyens que l'on culpabilise au contraire en leur reprochant de s'accrocher à un modèle dépassé ?
Nul dans ce pays, sauf à considérer qu'être patriote serait une hérésie, ne peut plus se satisfaire du cours qu'ont pris les choses à Bruxelles comme ailleurs...