Peut-être sommes nous en train de commettre une terrible erreur d'interprétation en voyant dans l'Islam radical la cause du terrorisme qui vient de nous frapper ?
A regarder le profil des auteurs des attentats - des jeunes déstructurés - à suivre leur parcours - qui les a vus passer sans transition du petit banditisme au terrorisme - à considérer la brusquerie de leur engagement religieux - vide de toute véritable étude - on ne peut que s'interroger.
Et interpeler ceux qui invitent aujourd'hui l'Islam de France à se remettre en question ; ceux qui évoquent à satiété des notions qu'ils ignoraient quelques jours auparavant, tel le salafisme brandi comme un nouveau virus ; ceux qui voient dans le rappel intransigeant de la laïcité la réponse la plus adaptée !
Ma conviction est qu'ils se trompent en confondant, sciemment ou non, deux problématiques différentes.
La première porte effectivement sur la difficulté qu'a l'Islam à s'adapter à la société française... et réciproquement. Cette difficulté ne tient pas à la nature intrinsèque de la deuxième religion de France, et aux rapports "nécessairement" conflictuels qu'elle entretiendrait avec les règles de la laïcité. Elle est liée, me semble-t-il, à la sécularisation de notre société que choquent désormais les manifestations extérieures de TOUTE croyance. Nos sociétés ont perdu la foi et voudraient en confiner l'expression à la sphère privée, au domicile ou dans les édifices dédiés. Mais la laïcité n'a jamais signifié l'interdiction de "montrer" ses convictions religieuses dans l'espace partagé qu'est la rue, sauf à l'école et dans les services publics afin de garantir leur neutralité, gage d'un respect mutuel. Au contraire, elle s'est toujours voulue la meilleure garantie d'une complète liberté de conscience dont la liberté d'expression est partie prenante.
Ce qui surprend aujourd'hui, c'est donc la croyance elle-même. Ce dont l'Islam, illustration la plus récente d'une foi active, ne peut que souffrir.
Ce qui heurte aujourd'hui, c'est donc la visibilité d'une culture religieuse à laquelle nous ne sommes pas "habitués"... Ce qui explique le regard plus tolérant que nous portons sur des cérémonies catholiques, vues comme des traditions sur lesquelles plus personne ne s'interroge à l'instar des jours fériés associés aux fêtes religieuses.
Cela ne veut pas dire que l'Islam de France n'a pas d'avatars fondamentalistes, comme l'Eglise de France a ses intégristes, qui constituent une forme de réaction sectaire à la libéralisation des mœurs
Cela ne veut pas dire non plus que ces fondamentalismes ne peuvent pas prendre une forme dangereuse pour nos sociétés qui doivent dès lors s'en protéger, par exemple en expulsant sans ménagement les imams qui prêchent la violence. Mais cela signifie que le sentiment largement répandu et désormais entretenu dans le débat public selon lequel le terrorisme serait comme la pointe émergée d'une incompatibilité intrinsèque de l'Islam avec la République constitue bien une erreur d'analyse. L'Islam radical semble n'être ainsi que le vecteur d'une violence qui se cherche une cause, la justification "a posteriori " d'une dérive qui trouve ses sources ailleurs que dans une foi outragée.
A bien y regarder, celles-ci doivent sans doute être recherchées dans deux autres directions.
D'abord, ce dont on ne parle jamais, des causes politiques régionales, à savoir la décomposition du nationalisme arabe. C'est la corruption et le lent effondrement des régimes bassistes, comme du Nasserisme, qui ont livré les peuples arabes à une idéologie monstrueuse prônant l'unité sunnite, alimentée financièrement et militairement par les rivalités opposant l'Iran à l'Arabie Saoudite dont on ne peut oublier qu'elle fut avec le Qatar l'un des principaux bailleurs de fonds de Daech ou de ses prédécesseurs.
Le soutien qu'ont apporté américains et européens aux dictatures "laïques" a complété le tableau en en faisant les continuateurs non seulement d'une politique néo-coloniale mais qui plus est impie... Les Etats-Unis, comme la plupart de ses alliés, ont été dans la région depuis plus de dix ans l'un des plus puissants facteurs du désordre dont nous avons maintenant à gérer les conséquences à travers l'importation sur notre sol d'une réthorique conçue non par les musulmans de France mais par une secte moyen-orientale capable en revanche de se ramifier sur tout le vieux-continent.
Ce qui nous amène à réfléchir à la deuxième source du terrorisme qui nous agresse. Comment des jeunes nés et élevés en France ont-ils pu se laisser gagner par une idéologie primaire élaborée dans le contexte de l'anarchie moyen-orientale ?
La réponse n'est évidemment pas unique. Mais elle doit être cherchée d'abord dans la décomposition de nos valeurs collectives. L'autonomie, que chacun aujourd'hui revendique, est une belle et bonne chose, qui permet de construire (plus ou moins) librement ses attaches, de choisir ses références, ses appartenances, de bricoler son identité. Mais elle se révèle plus facile à manier pour des femmes et des hommes éduqués et intégrés que pour ceux que l'échec scolaire, l'absence de qualification ou de métiers a relégué... Cela ne signifie certes pas que le chômage, par exemple, fournirait l'explication au terrorisme, sinon celui-ci compterait malheureusement plusieurs millions d'adeptes, mais que, comme l'a dit (je suis pour une fois d'accord avec lui) Macron, il constitue le terreau sur lequel peuvent prospérer bien des pathologies sociales.
Naturellement, il y a dans le passage à l'acte, dans le recours à la violence aveugle, dans le choix fait aussi de préférer la mort à la vie, quelque chose qui relève de chaque individu, c'est à dire de sa pleine et entière responsabilité personnelle. Mais comment ne pas observer que tous, tous sans exception ou presque, répondent à ce même profil de l'échec social, de la marginalisation dans la délinquance puis d'une sorte de rédemption par la violence... Comme s'ils avaient trouvé dans une doctrine sommaire les repères leur permettant d'exister à nouveau à leurs yeux, de prendre une importance, voire même de trouver, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un sens à leur vie. Ainsi ne sont-ils pas les produits d'une religion communautarisée, mais tout le contraire : les rejetons monstrueux d'une culture sécularisée invivable pour ceux qui n'en n'ont pas les codes et cherchent dans ce qui leur reste de culture religieuse les éléments épars et curieusement rajustés d'une révolte.
A suivre ce raisonnement, on comprendra qu'il n'y a à court terme pas d'autre solution que la riposte policière. Mais on se gardera, pour ce qui relève du traitement à long terme de ce mal, d'enclencher des politiques qui taperaient à côté de la cible. Non, le durcissement de la laïcité n'est pas utile. Elle ne peut au contraire que durcir un sentiment de mise à l'écart chez une partie de nos concitoyens, dont nous n'avons pas besoin. D'autant qu'elle s'accompagne d'une interpellation d'une "communauté musulmane" dont on proclame paradoxalement l'existence en en niant la diversité. La solution ne réside ni dans une laïcité ouverte, ni dans une laïcité rigoureuse mais dans la simple application de ce que le principe laïc a toujours été, à savoir la libre manifestation de sa foi, y compris dans l'espace public dans les limites fixées par la protection de l'ordre public, le respect des autres croyances et modes de pensée, et la neutralité de l'Etat.
C'est plutôt du côté de nos autres valeurs collectives qu'il nous faudrait agir. Le défi qui nous est lancé est rien moins que de réussir à concilier les progrès de la liberté individuelle et la résurgence de références communes, ou plus exactement de redéfinir le cadre dans laquelle les libertés peuvent s'épanouir. Il existe, pour le définir, un mot que l'on s'efforce d'occulter et auquel l'on a substitué une de ses formules vagues que chacun manie jusqu'à satiété : le "vivre ensemble" ! Pourquoi ne parle-t-on plus de Nation, ou mieux de Patrie ? C'est elle qui nous relie par les fils du passé, l'histoire, comme par ceux d'aujourd'hui : nos institutions, nos lois....Non par haine des autres, ceux de l'autre côté des frontières, mais par ce besoin irrépressible de l'homme de se constituer en groupe pour se définir et pour agir. Ici, la meilleure réponse réside dans l'école et d'abord l'enseignement de l'histoire pour autant qu'elle ne coupe pas le lien avec nos événements fondateurs (la Révolution et ses prolongements, l'abolition de l'esclavage, l'école laïque et les grandes libertés dont parle notre constitution établies avec la 3ème République, l'affaire Dreyfus, la guerre de 14 etc...) afin de montrer qu'une Nation ce n'est pas une identité qu'on hérite mais un processus dont on prend la suite autour de principes en quelque sorte sanctifiés par le temps et les luttes qui l'ont scandé. Ce patrimoine commun, on ne l'apprend plus, en tout cas plus assez, au point que certains plus fragiles, moins agiles peuvent substituer au "malheur d'être soi", diagnostiqué par tant d'analystes de la société française d'aujourd'hui - cette culpabilisation que produit l'individualisation -, la "haine de soi" et des autres au point de vouloir leur destruction symbolique... ou concrète.
Une société ne peut se passer de règles, de repères, de références. Et les plus sûres sont encore celles autour desquelles s'est construit notre pays. Vision ringarde dans un monde où chacun voit s'accroître sa part d'autonomie ? Ou nécessité absolue tirant la leçon que la liberté, si elle appartient à tous, peut aussi créer des inégalités nouvelles pour celles et ceux qui n'ont pas les moyens matériels, certes, mais aussi symboliques de l'utiliser pleinement...