Veuillez trouver ci-dessous la transcription de l'intervention orale de Gaëtan Gorce au colloque « Inégalités et justice sociale » des 17, 18 et 19 janvier 2008.
Égalité, une nouvelle stratégie d’action !
L’égalité a-t-elle encore un avenir ? Alors qu’elle a longtemps été le moteur du progrès, politique et social, l’inégalité est présentée bien souvent aujourd’hui comme le moteur du progrès économique. Au-delà de la provocation , cette assertion soulève bien des questions.
L’exigence d’égalité n’a jamais été dans ce pays aussi forte et aussi nécessaire et en même temps autant contestée. C’est probablement qu’elle est devenue au fond sinon ambigüe, du moins incertaine. Le premier enjeu auquel nous devons répondre, c’est d’en redéfinir le contenu. A cet égard, qu’il me soit permis de préciser que si le Gauche est en crise, ce n’est pas tant parce que les valeurs auxquelles elle s’identifie seraient aujourd’hui obsolètes, que parce qu’elle n’a pas su procéder à leur actualisation ; elle n’a pas su les ajuster aux enjeux contemporains et continue trop souvent à se référer à des définitions anciennes qui ne sont plus ni pertinentes, ni opérationnelles. Le prix à payer en est élevé : au fur et à mesure que les valeurs de base de notre République perdent de leur contenu, celui-ci est remplacé par des notions plus douteuses qui en corrodent le principe (Cf. laïcité et discours de Latran)
1. Disons le tout net, tout d’abord, l’exigence d’égalité a aujourd’hui changé de dimension.
· La notion d'égalité doit désormais s'apprécier en « profondeur ». A un moment donné, au moment où je vous parle, il est possible de dire que l’égalité n’a jamais été aussi grande. L’égalité des droits a même été élargie aux genres et aux préférences sexuelles ; l’égalité des conditions a progressé : l’écart des revenus en France est resté stable comparativement aux autres grandes nations occidentales, entre les catégories de citoyens disposant des revenus les plus élevés et ceux disposant des revenus les plus faibles. Même si, et Camille Landais que vous avez reçu dans ce colloque a dû vous le rappeler, la frange la plus élevée, les 1% des plus riches, ont vu l’évolution de leur pouvoir d’achat s’émanciper du destin de la moyenne des Français (plus de 20% sur les 10 dernières années contre 5% en moyenne). Ce phénomène est récent, il mérite évidemment de notre part une attention particulière et notamment de ne pas desserrer la garde sur la progressivité de l’impôt. Ce sont ces données qu’il faut garder en tête si l’on veut aborder de manière efficace la question des politiques à conduire.
· La question est donc moins celle de la répartition dans l'espace des ressources pour garantir l’égalité que de leur répartition dans le temps. Ce qui a profondément changé dans notre société, ce qui installe même un profond sentiment d’inégalité, c’est que la société d’une certaine manière s’est figée, s’est bloquée dans la situation qu’elle pouvait connaître à la fin des années 80. Le grand changement par rapport aux années 60 et 70, c’est que la mobilité sociale, ce que d’autres appellent l’ascenseur social, et je crois qu’il faut retenir le terme plus large de mobilité, ne fonctionne plus. Nos concitoyens ont la conviction, justifiée, que leur destin est écrit une fois pour toute : s’est installée une inégalité face à l’avenir, une inégalité de destin, un sentiment que quel que soit son mérite, quels que soient les efforts que l’on accomplisse, l’on ne pourra pas changer de condition ni même la faire évoluer significativement, ni celle de ses enfants. Plusieurs éléments concourent à cela : la stagnation relative du pouvoir d’achat, c'est-à-dire le sentiment que les revenus augmentent beaucoup moins vite que l’offre de consommation ; le blocage de la promotion professionnelle : Stéphane Baud, dans son remarquable ouvrage intitulé « Retour sur la condition ouvrière » a montré comment la nouvelle organisation du travail dans les entreprises de l’industrie et en particulier la suppression des hiérarchies intermédiaires (ce que l’on appelle les petits chefs) a refermé sur le monde ouvrier la chape de plomb de la stagnation professionnelle ne laissant plus aucune perspective de promotion ; si l’on ajoute à cela la dévalorisation relative des compétences que provoque l’accélération du changement économique et technologique ; les menaces de plus en plus fortes sur l’emploi qui s’étend à toute les catégories de salariés et la progression de la précarité ; et enfin ce que j’appellerai la « désillusion universitaire », c'est-à-dire que le diplôme ne garantit plus l’accès à l’emploi mais surtout pas à un emploi correspondant en terme de responsabilités et de rémunération à l’investissement qui a été fait dans l’éducation ; si on ajoute tout cela, l’on a tous les ingrédients d’une société dans laquelle chacun ressent durablement l’impossibilité de faire évoluer sa situation, bref, chacun se sent privé d’un véritable droit à l’avenir. A l’appui de ce point de vue, je ne prendrai que cet exemple : le taux de rattrapage en année, entre le revenu moyen d’un ouvrier et le revenu moyen d’un cadre, est passé de 37 ans en 1968 à 151 ans aujourd’hui.
Mais peut aller plus loin et parler d’un « ghetto français », c'est-à-dire d’une société qui se referme sur les situations acquises, provoquant à tous les niveaux des crispations d’autant plus vives qu’en donnent l’exemple ceux qui sont en situation de responsabilité ou de pouvoir et qui mettent tout en œuvre pour se protéger : je vous recommande à cet égard la lecture du livre de Monique Pinçon Charlot «Les ghettos du Gotha » particulièrement éclairante. Il en résulte ce sentiment de défiance bien analysé par Pierre Cahuc, dans les relations sociales, qui corrodent notre système social et politique parce que s’installe le doute sur la légitimité de ceux qui détiennent le pouvoir : contrairement, comme le fait remarquer Alain Renaut, au principe républicain, les Français ont de plus en plus la perception qu’il s’agit plus d’une élite sociale que d’une élite recrutée sur son mérite et d’abord sur son mérite scolaire.
· L’enjeu est donc très clairement, très distinctement, de remettre la société en mouvement, de rendre à chacun son droit à l’avenir et d’agir sur tout ce qui entrave la mobilité sociale, en particulier les discriminations. Ce qui doit à la fois élargir notre vision des inégalités, qui ne se limitent pas à la sphère économique et sociale, et des politiques à conduire. L’égalité à cet égard devrait s’apprécier moins au regard des moyens utilisés que des résultats recherchés. Ainsi en va-t-il de la lutte contre les discriminations ou par exemple, des statistiques ethniques : s’il faut les refuser dans les recensements, il faut en revanche les autoriser pour des études spécifiques destinées à mieux connaître la réalité des discriminations. Ce qui suppose une réorientation de l’ensemble des politiques publiques et d’abord sociales en ce sens. L’égalité de ce point de vue doit donc être perçue en perspective, il ne doit plus s’agir de la regarder d’une manière statique mais au contraire d’une manière progressive, garantissant à chacun la possibilité de son évolution dans la société.
· En conséquence, nous ne pouvons pas nous limiter à une stratégie qui consisterait simplement à défendre le système social ou les acquis sociaux contre des menaces venant de l’extérieur, par exemple la mondialisation et son cortège de précarité et d’inégalité salariale. Nous devons au contraire, à l’échelon national, nous ressaisir de la question sociale, renationaliser la question sociale et nous attaquer à tout ce qui bloque, fige notre société autour de positions acquises afin de recréer une véritable égalité des chances à tous les stades de la vie, ce qui passe, on l’aura compris, par une réforme active de notre système de formation sociale et continue.
2. J’en viens à ce stade a mon second point : redéfinir l’égalité doit nous amener à redéfinir les outils, les instruments permettant de l’atteindre.
Je ne suis pas de ceux qui vont nourrir le procès de notre « modèle social » et dénoncer « sa contribution », , à la montée des inégalités. Certains prétendent que le système fonctionnerait aujourd’hui à l’envers et produirait plus d’inégalités qu’il n’en supprime. Mais, ce discours risque de s’imposer si ceux qui sont attachés au système social ne se font pas les avocats de sa réforme en profondeur, pour ne pas dire de sa transformation.
Les blocages que je viens d’évoquer ont nourri une défiance à l’égard des services publics et de notre système de protection sociale en général, accusé de coûter cher sans pour autant atteindre les résultats qui lui sont collectivement assignés. Là se trouve d’ailleurs le fondement de la critique conduisant à contester les prélèvements obligatoires. Les catégories moyennes et populaires dénoncent de plus en plus souvent la dégradation du rapport qualité/prix si j’ose dire de notre modèle social, toujours plus de cotisations et de prélèvements pour toujours moins de prestations. Si nous ne voulons pas que cette critique nourrisse le projet politique des adversaires d’une société, solidaire, alors nous devons inspirer une réflexion, une démarche qui vise à la rénovation, au renouvellement de notre modèle social.
L’enjeu n’est pas technique ou technocratique, il est fondamentalement politique. Il s’agit d’ouvrir un vaste débat sur les objectifs sociaux que doit s’assigner le service public au sens large, c'est-à-dire également, notre système de protection sociale, de le faire partager, de veiller à ce que les politiques publiques et les organisations qui en sont chargées, permettent bien, en les orientant et en les évaluant, de les atteindre. A cet égard, le fait que les ressources de la formation professionnelle bénéficient en priorité à ceux qui en ont le moins besoin, constitue un contre exemple absolu. Et j’aurais pu en citer d’autres.
J’ajoute que cette sorte d’audit civique est rendu d’autant plus nécessaire et d’autant plus difficile qu’il interviendra dans un cadre contraint, je veux dire financièrement contraint.
L’ampleur des déficits de nos comptes sociaux, les perspectives de déficits liées aux évolutions prévues, les déséquilibres du budget de l’Etat, les besoins nouveaux qu’il faudra satisfaire, tout cela devrait suffire à nous convaincre que nous ne pourrons pas y répondre par la simple addition de dépenses et de recettes nouvelles. Il nous faudra bien opérer à l’intérieur de ces dépenses à des choix. Il faut avoir conscience que nous sommes confrontés à une double exigence qui pourrait se révéler rapidement contradictoire si nous n’avons pas la lucidité de l’aborder de front : la compétitivité de notre économie nous interdit d’envisager d’autres solutions que la stabilisation des prélèvements nécessaires au financement de notre système social, alors que l’évolution de notre société ne va cesser de créer de nouveaux besoins. Sauf à laisser filer les choses et laisser s’installer sans rien dire un système à plusieurs vitesses tel que l’on peut déjà l’observer, par exemple dans le domaine de la santé, des arbitrages seront nécessaires qui ne sont pas par eux-mêmes choquant : puisqu’ils doivent permettre de vérifier le caractère juste ou non de notre système de prélèvements et de prestations qui est au total, on le sait aujourd’hui, fort peu redistributif. C'est-à-dire qu’il va falloir remettre au goût du jour cette arlésienne des programmes progressistes : la réforme fiscale ! L’opinion a d’ailleurs bougé sur ces sujets. Les plus modestes ont conscience que la crise de nos finances sociales, impliquant la crise de notre système de protection sociale lui-même, ne pourra que déboucher sur des solutions qui leur seront défavorables. Et ils sont les premiers a attendre aujourd’hui un discours de vérité.
C’est une approche mendésiste que je recommande : affronter la réalité, dire la vérité, agir en sincérité.
3. Remettre notre société en mouvement, porter pour cela un projet de réforme de notre modèle social ; tout cela suppose des choix et ceux-ci ne pourront s’effectuer qu’autour de valeurs partagées.
Je ne crois pas à une réforme technocratique qui serait justifiée uniquement par des contraintes « extérieures », financières ou comptables. Ce qui doit fonder la réforme, ce qui la fera accepter, c’est qu’elle sera perçue comme juste ou injuste.
Nous sommes confrontés à un système qui, en terme économique, de création de richesses, se révèle extraordinairement efficace. Mais qui mine l’idée de société, ou plus exactement qui sape les valeurs qui ne s’inscrivent pas directement dans sa logique économique. Le « super capitalisme » pour reprendre les termes de l’ancien ministre du travail de Bill Clinton, Robert Reich, est monomaniaque. L’enjeu est donc de mettre ce système au service d’objectifs qui ne sont pas qu’économiques mais aussi humains, c'est-à-dire sociaux, environnementaux, etc. Il ne s’agit pas de le vaincre ou d’y résister mais en quelque sorte de le dompter. A partir d’une idée simple, ancienne et réactualisée selon laquelle le marché est un bon serviteur mais un mauvais maître.
Notre rôle doit être par conséquent, non pas d’engager un conflit frontal contre ce système économique auquel il n’y a pas d’alternative. Il est au contraire de redéfinir et de rappeler les valeurs auxquelles ce système doit rester soumis. Il est certes plus aisé de dénoncer l’ultra libéralisme ou les patrons voyous que de donner un contenu au nouvel humanisme démocratique qui doit garantir notre capacité à vivre ensemble. A cet égard, notre identité nationale est moins menacée par la perte de la mémoire ou la remise en cause de notre histoire, que par l’absence de valeurs communes autour desquelles se rassembler et qui garantissent notre cohésion. Ce qui veut dire que la solidarité ou l’égalité qui est à son origine ne peut être seulement un ensemble complexe de prestations et de financements, un mécanisme anonyme, mais bien plutôt un ensemble de valeurs partagées. Ce qui doit nous conduire à réintroduire la notion de « responsabilité » sans laquelle aucun progrès n’est possible. Ce qui exige, de faire de ce modèle social, non un acquis à défendre, mais un projet perpétuellement à réinventer.
L’affaiblissement des dogmes politiques et de l’opposition binaire entre le bien et le mal, nous oblige, dans la sphère collective, comme dans la sphère privée, à refonder une éthique de la responsabilité sans laquelle il n’est pas de solidarité et d’action contre l’inégalité possibles. Dans la sphère publique, elle doit nous amener à valoriser le devoir de vérité et à réhabiliter la notion d’intérêt général dont la définition suppose d’associer plus étroitement le citoyen (démocratie participative). Dans la sphère privée, la sécularisation de la morale et la dissolution de la notion de devoir absolu doivent nous conduire à rechercher les bases d’un individualisme responsable. Il ne peut s’agir de faire porter sur le seul individu le poids de la responsabilité de sa situation et d’accentuer encore son angoisse et sa peur devant l’avenir. Il faut au contraire l’inviter et l’aider à reprendre en main une partie de son destin. Comme par exemple, en donnant des droits à la formation qui ne seront cependant utiles que s’il décide de les mobiliser. Il doit s’agir d’ouvrir des espaces de participations pour faciliter la prise en charge des attentes et faire partager la complexité des choix. On le voit, c’est d’une certaine manière la démocratie, ou plus exactement son fonctionnement, qu'il faut moderniser ; il faut développer un espace de délibération dans lequel s’opère la légitime confrontation des intérêts et s’effectue la pédagogie sans laquelle aucun changement n’est possible. Une telle approche amène à préférer peut-être à la notion d’égalité, celle de justice sociale qui implique notamment la reconnaissance de l’individu dans sa réalité, j’allais dire dans sa diversité, c'est-à-dire à travers non seulement les inégalités économiques et sociales auxquelles il peut être confrontées mais également les discriminations qui peuvent l’affecter, les différences qui peuvent le caractériser, les exclusions et les frustrations qu’il peut ressentir.
Parce que ces valeurs ne s'imposent plus d'elles-mêmes, parce qu'elles ne peuvent plus s'appuyer, du point de vue de la société sur des dogmes ou une autorité, et de l'individu, sur une morale extérieure, révélée, alors il faut faire de leur élaboration la méthode de la « méthode », l'alpha et l'oméga du projet démocratique.
Cette ambition peut s'exprimer à l'échelle de la plus haute par exemple en proposant de substituer à l'introduction du Préambule de la Constitution une nouvelle Charte des droits et des devoirs, rédigée par une Convention associant parlementaires, juristes, personnalités qualifiées (c'est dans le même état d'esprit que j'invite d'ailleurs à refuser toute réforme de la Constitution qui ne serait que partielle).
Il n'y a d'égalité ou de justice possible qu'à partir d'une visions partagée, d'une adhésion à des valeurs communes qui permettent d'en fixer les critères. Pour substituer, comme le dit Michael Walzer, « au lien ethnique, c'est-à-dire les gens qui parlent et qui sont comme nous, un lien éthique, c'est-à-dire les gens qui pensent et qui se comportent comme nous. »
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