On assiste depuis quelques mois à une dégradation spectaculaire de l'esprit public. Cette évolution est d'autant plus préoccupante qu'elle intervient à un moment où nos concitoyens ont plus que jamais besoin de repères et de références. L'attitude de Nicolas Sarkozy, son apparent mépris pour les autres, son indifférence à l'égard des procédures, cela a été dit, y sont pour beaucoup. Mais est-il la cause ou le reflet d'une situation qui ne cesse d'empirer? Une démocratie ne peut se passer d'élites politiques, économiques, sociales, intellectuelles. Celles-ci ont des droits, des pouvoirs; elles ont aussi, par contre-coup, des responsabilités et des devoirs. Et si l'on peut parler aujourd'hui, comme l'a fait la philosophe Cynthia Fleury, dans un colloque récent, de « déshonneur », c'est que nos élites, semblent vouloir conserver ou exercer les premiers sans plus se soucier des seconds.
Comment comprendre autrement que par cette forme de désarmement moral, l'attitude de dirigeants de banques qui, au moment de la distribution de nouveaux avantages semblent ignorer qu'il existe un autre monde que celui auquel ils appartiennent au quotidien? Que ce monde est composé de salariés qui comparent les revenus et les conditions pour les obtenir; de citoyens qui jugent ou qui plutôt voudraient pouvoir le faire à partir de valeurs communes.
Comment comprendre autrement que par ce désarmement moral, l'attitude de dirigeants politiques qui s'entredéchirent, associant provocations et contre-provocations au parlement comme dans les médias comme si le spectacle qu'ils donnent se faisait à huis clos, alors qu'il s'opère au grand jour, devant une opinion consternée?
C'est justement parce que notre pays souffre qu'il a besoin de se rassembler; c'est parce qu'il doute qu'il a besoin de comprendre et dans un tel contexte, le rôle des élites est à la fois de réunir et d'expliquer. Il est peut-être aussi et surtout de donner l'exemple. Le Président de la République, a contrario de ce qu'implique sa charge, ne semble plus distinguer, comme le faisait récemment remarquer dans Libération Marcel Gauchet, la personne privée de la fonction officielle qu'il occupe. Il contribue ainsi à affaiblir la politique, nos institutions et nos valeurs publiques.
Il est temps de réhabiliter une éthique de la responsabilité qui devrait s'appliquer à tous ceux qui détiennent une part significative de richesse ou de pouvoir. Si l'on ne veut pas que ce pays sombre dans la confusion, le relativisme, le chacun pour soi, il faut que nos valeurs communes, et notamment le désintéressement qu'implique l'engagement politique soient de nouveau incarnées. Il faut que notre démocratie rappelle à l'ordre ceux qui s'en éloignent en pensant que leur destin, et par voie de conséquence, leur revenu ou leur fortune, peut s'émanciper du destin collectif. Il faut que l'intérêt général, belle notion sans laquelle la société n'est qu'un affrontement de conflits aveugles, retrouve droit de cité. Aux politiques d'en réinventer les règles; aux intellectuels, d'en redéfinir le sens; aux dirigeants de tous ordres d'en faire leur mode de conduite, au moins autant que durera la crise. Et si cela pouvait être au-delà, nul ne s'en plaindrait...
Le « déshonneur » des élites nourrit leur critique et leur contestation. Il peut justifier toutes les formes de radicalisation ou de populisme. Il constitue par conséquent une menace qu'il faut pointer et désamorcer. Le rôle de nos élites est justement de diriger et de montrer le cap. Il n'est pas de profiter, de s'évader, ou d'oublier le long terme. Il est urgent de le rappeler à tous ...
Gaëtan Gorce