Tiré de mon dernier livre, l'avenir d'une idée, chez Fayard.
Au moment où se multiplient les ouvrages de circonstance, sorte de vague circulaire politique au service de stratégies de communication, je me suis pour ma part efforcé, à la veille d'échéances décisives, de réfléchir sur ce qui fait la spécificité de l’idée socialiste. Récusant la "facilité" des programmes, j’ai voulu me retourner sur notre histoire pour voir quelle porte sur l’avenir elle nous permettait de réouvrir ! Certes, le temps est loin où les leaders socialistes savaient faire vivre cette culture politique ! La faire renaître est indispensable si l’on veut réaffirmer face au libéralisme et à l’ultra-économisme la place de l’idée socialiste dans l’espace intellectuel.
Le socialisme est autant un héritage qu’une promesse !… Lui fixer rendez-vous, c’est se placer au croisement de trajectoires multiples, philosophiques et politiques qui n’ont eu de cesse de se mêler et de s’entremêler au cours des deux derniers siècles. L’économisme qui règne aujourd’hui partout en maître et que seule la sociologie s’efforce de contrebalancer, nous a fait perdre de vue l’impossibilité de se projeter vers l’avant sans un retour sur soi.
Dès lors à la question « qu’est-ce que l’idée socialiste ? », posée en vain à d’innombrables reprises, dans d’innombrables ouvrages, il nous a semblé que la réponse devait être recherchée dans l’histoire : c’est en faisant renaître les grands débats doctrinaux qui l’ont fait émerger et qui l’ont progressivement dessinée, que l’on pourra redéfinir son identité et démontrer son actualité.
Aussi pourra-t-on affirmer sans l’ombre d’une hésitation, que si socialistes et sociaux-démocrates d’Europe sont aujourd’hui en panne de projet, c’est certes pour des raisons contingentes, mais c’est d’abord et surtout parce qu’ils ont perdu le fil de leur mémoire politique. Il ne leur suffira certes pas de ressusciter celle-ci pour trouver des réponses adaptées aux défis d’un monde en mouvement. Mais c’est en retrouvant les fondements de ce qui fait leur personnalité, leur singularité politiques, que les socialistes européens pourront dénouer l’écheveau aujourd’hui impossible à démêler, de leurs contradictions.
Aussi, pour retrouver l’esprit du socialisme, ai-je cédé à cette mode si contemporaine et cette fois bien utile, de reconstituer son arbre généalogique. Symbole pour symbole, comment oublier que la politique relève d’abord de l’imaginaire. Celui de la gauche est en pièces. L’angoisse de l’avenir, la religion de l’utilité, la dévalorisation de l’engagement public, ne constituent certes pas un environnement favorable à ceux pour qui, la générosité comme la justice ont gardé quelques lettres de noblesse. Mais les mots, fussent-ils entourés d’emphase, sonnent creux lorsque l’on s’avère incapable d’en définir le contenu. Et si l’on peut se réjouir que les valeurs démocratiques soient tombées dans le domaine public et devenues le fonds commun de (presque) tous les partis en Europe, c’est au prix d’un affadissement qui leur ôte désormais tout véritable impact.
D’où la nécessité de faire cet effort, comme une gymnastique de l’esprit, de dépasser les items, de bousculer les totems, pour redéfinir les concepts qu’ils couvrent. Aussi, comme jadis, ne saurait-on trop recommander, pour préparer la Réforme, d’en revenir aux Premiers livres (et dans leur version originale). Trop d’interprétations se sont interposées ; trop de traductions en ont été faites que l’on n’éprouve le besoin, voire la nécessité de ressortir archives et grimoires. S’y trouvent quelques poussières de vérité que nous aurons garde d’épousseter.
Il est curieux, d’ailleurs, que le chemin reste ainsi à défricher. Les histoires du socialisme ne manquent pas : mais toutes débutent avec celles des congrès pour se clore dans les palais, de la naissance des grands partis ouvriers à leur passage au pouvoir. L’on s’y focalise sur telle ou telle personnalité, telle ou telle faction, tel ou tel évènement comme si l’idée socialiste était une donnée, fixée une fois pour toute, le plus souvent à la suite de Marx et de ses épigones. Comme s’il n’y avait ni avant, ni après. Aussi, ai-je choisi de replacer l’idée socialiste dans le cours des évènements qui l’ont affectée, modelée, ciselé, modifiée, burinée.
Au lieu de l’apathie intellectuelle qui règne aujourd’hui, j’ai trouvé dans ma recherche le formidable bouillonnement d’une pensée vivante. Cette « Via Appia » que constitue l’histoire du socialisme est bordée de formidables monuments moins ravagés par le temps qu’il n’y paraît au premier abord : progrès, harmonie, égalité, justice, réforme, révolution, liberté, démocratie, humanité cohabitent selon des architectures parfois changeantes. Même si la violence a pu y tailler sa place, l’on n’y trouve que peu de traces de cynisme ou de cupidité. De tout temps et malgré d’inévitables errements, les socialistes cherchent les voies et les moyens du bien commun. Ceux-ci ont pu parfois leur apparaître sous les traits d’une science ou d’un prolétariat triomphants ; d’autres ont pu considérer qu’indiquer une direction comptait plus que le point d’arrivée. Mais tous se sont efforcés de répondre à cette question lancinante : comment associer l’ordre à la liberté et créer une société qui, dégagée du carcan de la Tradition comme de l’Autorité, puisse fonder son unité sur l’égal respect dû à chacun.