J’ai achevé ce week-end la lecture de l’ouvrage que Pierre Rosavallon a consacré à « La Société des égaux » et je ne peux m’empêcher d’y trouver de fortes convergences avec la réflexion que je viens de conduire sur « l’idée socialiste ».
Qu’il s’agisse aussi bien de l’analyse de l’origine du « mal social » dont nous souffrons que des moyens d’y remédier. Il y aurait là d’autant plus matière à se réjouir que nous pourrions espérer circonscrire alors notre champ de recherche à quelques questions.
Le diagnostic, en premier lieu, est le même : la crise que traversent nos sociétés est le prolongement d’un processus historique. Et c’est en remontant une à une ses étapes que l’on pourra en comprendre le sens exact. Pour Rosanvallon, la promesse de la Révolution était bien celle d’une société d’égalité, égalité garantie par la disparition des privilèges, le respect de l’indépendance individuelle et la citoyenneté politique. Ainsi était assuré « le ciment » de la communauté. C’est pour contrer la menace que faisait peser sur cet équilibre la montée des inégalités sociales que fut construit l’Etat-Providence dans lequel un Bismarck, d’un côté, mais aussi de l’autre, un Bernstein ou un Jaurès, voyaient un gage de solidarité et par conséquent d’unité nationale. C’est ce triptyque qui fait aujourd’hui l’objet d’une remise en question nourrissant les mêmes pathologies : xénophobie, racisme, protectionnisme… A qui la faute ? Rosanvallon n’exonère pas, pas plus que je ne serais tenté de le faire, les tenants de politiques de solidarité « fragilisées de ne pas s’être appuyées sur une pensée suffisamment structurée de l’égalité ». C’est bien l’absence d’une théorie de l’égalité qui a facilité, une fois la crise venue, la délégitimation de l’Etat-Providence !
D’où l’urgence de reconstruire une « philosophie » du social pour faire pièce aux effets désastreux du recul de la solidarité et de la citoyenneté liés au double impact de l’individualisation et de la mondialisation.
Mais le remède, rappelle Rosanvallon, ne saurait venir que de la prise en compte de ce que ces phénomènes peuvent avoir, sinon de positif, du moins d’incontournable.
Ainsi, serait-il, selon lui, absurde de s’en prendre à « l’individualisme », qui constitue la caractéristique même de l’évolution de nos sociétés depuis deux siècles, de plus en plus marquées par la reconnaissance de l’autonomie de la personne humaine. Le problème est qu’à l’ »individualisme d’universalité » né en 1789 et fondé sur la reconnaissance de la similarité entre les hommes, a succédé un »individualisme » de la singularité, conséquence ultime de la fin des déterminismes religieux ou sociaux. Influencée par la logique du marché, cette transformation a débouché peu à peu sur une « concurrence généralisée » entre les individus, la priorité du consommateur sur le citoyen et du mérite (y compris symbolique, cf. le sport) sur l’égalité.
Loin de s’en désespérer, Rosanvallon voit dans ce processus une faille permettant de l’inverser, à savoir l’impossibilité de lier « cette société de la concurrence à une théorie de la justice », autrement dit une incapacité du système à se légitimer moralement !
L’idée d’égalité serait donc en mesure de retrouver toute sa force pour autant qu’elle prenne en compte l’exigence nouvelle de l’individu ; en bref, qu’elle ne contrarie pas la prise en compte des différences autour desquelles se constitue désormais chaque être humain, libre de ses choix philosophique ou religieux, de son mode de vie, etc.
Il s’agit donc bien d’un retour, même si Rosanvallon ne l’exprime ainsi, à la question première posée au capitalisme libéral par le socialisme : comment assurer la cohésion du Tout sans nier la singularité de ses composantes ? Ou mieux encore, et pour en sourire : comment fonder un ordre juste ?
Pour hésitantes qu’elles soient, et critiquées à ce titre, les pistes explorées par Rosanvallon sont incontestables. Elles sont la conséquence logique d’une pensée de l’égalité (pour moi de l’idée socialiste) poussée à son terme : d’abord le respect des originalités (« c’est à partir de ce qu’ils ont en eux de spécifique que les individus veulent dorénavant faire la société »), parce que celles-ci sont non seulement le moyen de la liberté reconnue à chacun d’entre nous mais aussi parce que cette singularité est une arme contre l’uniformisation autour de valeurs marchandes que s’efforce d’opérer l’ultra économisme dominant.
Dès lors, la singularité ne doit plus être perçue comme l’affirmation d’une différence irréductible mais comme le point d’appui d’un véritable échange relationnel, c'est-à-dire d’une réciprocité dont Rosanvallon fait le deuxième pilier de son projet. Celle-ci en appelle à une conception renouvelée de l’intérêt général (« la communalité ») à la valorisation de l’altruisme et de la gratuité, à l’engagement civique dont je me suis, de mon côté, permis de faire la base du socialisme d’aujourd’hui (« une société où les individus tissent entre eux des liens répondant aux besoins fondamentaux qui sont les leurs : apprendre, aimer, créer, donner ou recevoir » L’Avenir d’une idée page 306) parce qu’elle oppose à la valeur marchande d’autres valeurs forgées au cœur même de ce qu’est l’humanité.
Au total, ce seraient les tentatives d’association qu’il s’agirait de remettre au « goût du jour », à l’instar de ce qu’ont souhaité nombre de philosophes socialistes, de Leroux à Proudhon. Association qui permet de soustraire les affaires communes à la domination de l’intérêt particulier sans asservir celui-ci à la société. Association économique, en valorisant le mutualisme. Sociale, en confiant le plus de services possible à la gestion directe des usagers. Politique, en modernisant notre démocratie.
La seule question est de loin celle de savoir si les socialistes sont prêts à réaffûter les outils qui le conduiront partout où l’intérêt général le rendra nécessaire, à s’opposer à la logique du calcul économique, de la rentabilité, de la performance. Il ne saurait s’agir de condamner celles-ci. Mais de les cantonner aux domaines dans lesquels leur pertinence reste entière.
D’un tel constat, J. Julliard, dans son dernier éditorial de « Marianne » (édition du 10 au 16 septembre), vient curieusement déduire la mort de la « deuxième gauche ». Mais si c’était pour faire renaître le « premier » socialisme ?