Au fond, l'hommage que François Hollande, mercredi dernier, a voulu rendre à Jaurès ne pouvait mieux tomber. Tant il sonnait, à l'heure dite, comme un implacable et définitif adieu...
Non pas seulement par le contraste qui ne pouvait manquer de frapper entre l'éloquence et la foi du grand tribun et le ton du discours censé l'honorer, mais plus encore par l'esprit même de l'oraison au total bien funèbre qu'avait choisie de prononcer le Chef de l'Etat.
Si François Hollande n'a su faire vibrer aucune corde ni dans le registre de l'émotion ni dans celui de la conviction, c'est sans doute qu'il n'en ressentait pas le besoin. Ce n'était pas d'un parent en socialisme qu'il semblait entretenir une foule réduite aux officiels, mais d'une vague et obscure connaissance !
Loin pourtant de revenir du pays des morts, figure jaunie auquel il conviendrait de rendre les honneurs pour la forme, Jaurès ne reste-t-il pas pourtant d'une formidable actualité ?
Plutôt que le sectateur d'un clan ou d'une idéologie, ne s'était-il pas fait le propagandiste éclairé d'une foi dans l'homme et dans son action collective ?
Humaniste, ne se voulait-il pas le continuateur de l'éternelle revendication de justice à laquelle les progrès promis par la Révolution industrielle et technologique ouvraient de nouvelles pistes ?
Le socialisme, selon lui, poursuivait un but, répondait à une exigence morale, s'inscrivait dans une idée de l'homme, justifiant son ralliement à la République, son attachement à la démocratie, son goût pour le dialogue et la pédagogie, son respect des autres.
N'y aurait-il pas là au moment où nos concitoyens doutent plus que jamais de la parole publique et du sens de l'action politique matière à inspiration?
Visionnaire, ne se voyait-il pas, à la différence des "marxistes" d'alors, non comme le fossoyeur du capitalisme, mais bien plutôt comme le promoteur d'une organisation supérieure appelée à lui succéder en surmontant ses contradictions. Or, n'est-ce pas précisément la question que nous posent aujourd'hui et la crise financière et la crise écologique ?
Homme d'Etat, ne se voulait-il pas, non l'homme de la revanche d'une classe sur une autre mais celui de la réconciliation autour d'un idéal de prospérité et de paix, que seule permettrait d'atteindre un mouvement de réformes non pas improvisées et inconstantes mais réfléchies et guidées par un but à atteindre ? Au moment où la gauche au gouvernement semble privée de boussole, comme obnubilée par la course aux économies budgétaires, impuissante à lui donner un sens, la vision de Jaurès, celle d'une société qui ne renonce jamais à rapprocher son organisation des valeurs qui la fondent, ne serait-elle pas plus convaincante ?
Avocat de la paix, enfin ! Ne s'en était-il pas fait dès le début du XXème siècle le défenseur infatigable ? Le premier, n'avait-il pas compris les risques que représentait l'enchaînement mécanique des alliances et contre-alliances en Europe et pressenti non seulement l'imminence mais l'ampleur du massacre que promettait l'industrialisation de la guerre ? N'avait-il pas le premier à gauche, voulu réconcilier celle-ci et la nation? Et donner de la patrie la plus belle des définitions en l'associant à la démocratie à l'intérieur et à la coopération entre les peuples à l'extérieur ? Cette aptitude à considérer les problèmes dans leur ensemble ne nous fait-elle pas aujourd'hui défaut, la France semblant avoir renoncé à donner sa vision de l'avenir de l'Europe et du monde ?
Tout dans Jaurès plaide pour un socialisme adapté à son temps ! Or, rien dans le discours de Carmaux, ne semblait vouloir même le remarquer ! Sinon, pour tenter sans grande conviction de le rattacher à la cause du moment... Comme si l'inconscient avait pris le dessus et conduit le premier des socialistes et le premier dans l'Etat à assumer l'indifférence qu'il éprouve à l'égard d'une histoire qu'il juge sans doute terminée.
Adieu à Jaurès, donc : adieu à l'espérance (folle ?) d'une société gouvernée par les hommes et non par les marchés ou les puissances d'argent ! Adieu à la justice érigée en boussole des changements à suivre ! Adieu aussi aux humbles, à ceux qui voudraient toujours voir en la Gauche un idéal de progrès et de justice ! Adieu plus encore à une culture politique, faite de pédagogie, d'humilité, de tendresse même pour les fragiles, les oubliés, les maltraités.
Certains s'en réjouiront, au nom du réalisme ! Ils auront tort. Puisqu'il s'agit moins désormais de prendre en compte les réalités que de s'y conformer. La bougie sur laquelle a soufflé Hollande l'autre soir était celle qui brûlait encore au nom du socialisme, entendu non comme un système ou un corset idéologique, mais comme l'irrédente ambition de permettre aux hommes de préparer leur avenir. C'est cette foi qui animait Jaurès, qui avait su échapper au messianisme sans sacrifier l'espérance... Au fond, ce qu'il y avait de plus curieux à Carmaux ce mercredi, ce n'était pas tant que François Hollande y soit venu pour signifier son congé à Jaurès. C'est qu'il l'ait fait presque sans s'en rendre compte, comme s'il ne savait plus, et aucun de ses conseillers avec lui, qu'il était comptable d'un héritage qu'aucun notaire ne saurait complètement inventorier tant il vient de loin et a pris de multiples formes : Celui de l'espoir des hommes, sans cesse refoulé, sans cesse réveillé...et qui, malgré la faillite de ses dépositaires du moment, ne peut s'éteindre...
Peut-être en effet nous sommes-nous si profondément éloignés de notre précieux héritage, que celui-ci finira bien par venir nous hanter ? Peut-être même que toutes celles et tous ceux qui continuent encore à placer les idées plus haut que leur carrière (si, si, il en reste !) sauront-ils imposer "un retour à Jaurès", non comme le tribut nostalgique rendu à notre histoire, mais comme l'expression d'une volonté de renouer avec une ambition et une culture collectives que les inégalités et désordres d'aujourd'hui justifient au moins autant que ceux d'hier ! Et peut-être alors Jaurès, à l'instar d'Alexandre, aura-t-il enfin trouvé un successeur ?