Aujourd'hui je laisse la plume à mon camarade Fabien Duquesne pour décrypter le mouvement politique à l’œuvre aux Etats-Unis :
Alors que la primaire démocrate approche de son terme, Bernie Sanders maintient la pression sur Hillary Clinton et entretient l’infime espoir d'une révolution démocratique sans commune mesure (ou, à défaut, celui beaucoup plus réaliste d’une convention négociée obligeant la candidate à « gauchir » son projet).
L'immédiateté du ballet médiatique nous expliquant que la favorite a déjà partie gagnée, nous fait oublier qu'il y'a seulement neuf mois, a peu près personne ne connaissait Bernie Sanders, sénateur indépendant du minuscule Vermont et gauchiste grande gueule de service du congrès américain, votant chaque texte de loi, chaque amendement, comme ses convictions « socialistes » l'y invitaient.
Il faudra sans doute un peu de recul pour réaliser l'ampleur du séisme politique à l’œuvre au sein de la gauche américaine. Voir, au pays de McCarthy, où Marx et Lénine ont pire réputation que le diable incarné, un socialiste lever les foules et engranger des millions de suffrages est proprement surréaliste. Cela en dit long sur l'état de la société américaine, de sa colère, de son désarroi et de sa perte de repère.
A force de concentrer les richesses entre les mains d'une poignée d'égoïstes, à force de ravager l'environnement sur l'autel du profit, le capitalisme néolibéral est en train de rebuter ses plus farouches adeptes. Malgré leur foi quasi-religieuse dans la philosophie libérale, les Américains font le douloureux constat de l'appauvrissement sans précédent de la classe moyenne et de la dégradation éclair de leur habitat naturel, récemment ravagé par l'exploitation des gaz et huile de schiste.
Entrée dans le siècle avec le traumatisme du 11 septembre, sonnant le glas de la douce illusion de son invulnérabilité, l'Amérique a vu son influence politique et économique irrémédiablement diminuer à mesure que s’enchaînaient les guerres inutiles et les crises économiques et sociales. La prise de conscience de ce déclin entraîne une perte de confiance en elle-même d'une société américaine de plus en plus gangrenée par la violence, le repli identitaire et la révolte.
Il en résulte une immense défiance à l'égard de l'establishment, et en particulier à l'égard d'une classe politique formatée, sous perfusion des lobbys financiers et qui s'est montrée incapable de corriger, ne serait-ce que modestement, les causes de la plus grande catastrophe économique depuis près d'un siècle. C'est cette exaspération démocratique que traduisent, chacun à leur manière, Donald Trump et Bernie Sanders. La nostalgie et le repli identitaire pour l'un, la révolte et l'espoir d'un monde plus juste pour l'autre.
Il n'est pas anodin de souligner que ces deux candidats ont en commun une certaine indépendance financière (une armée de petit donateur pour Sanders, sa fortune pour Trump), ce qui leur permet une véritable liberté de ton, inestimable bouffée d'oxygène dans une démocratie américaine menottée par le coût des campagnes et l'influence de puissants donateurs (les tristement célèbres super PAC). Cette indépendance financière est gage de sincérité pour ces candidats que tout oppose par ailleurs. Mais laissons là le propos ignare, délirant et xénophobe de Trump, forme particulièrement grotesque de cette convulsion d'extrême droite que nous connaissons bien en Europe, pour nous concentrer sur la renaissance du socialisme américain.
Disons le d'emblée, Sanders n'a rien inventé. Il met simplement fin à trente-cinq années d'apathie du camp démocrate, vaincu idéologiquement par la tornade néo-libérale et son avatar Ronald Reagan. Si, de part leur talent, Clinton et Obama ont su rassembler le camp progressiste pour gagner le bureau ovale, ils n'ont corrigé qu'à la marge les politiques néo-libérales mises en œuvre par Reagan et les Bush, quand ils ne les ont pas renforcées (abrogation par Clinton du Glass-Steagall Act qui séparait les banques de dépôts et les banque d'investissements)... Ainsi, le taux moyen d'imposition sur les hauts revenus s'est stabilisé autour de 40 % depuis les années 1980, alors qu'il était à plus de 80 % durant le demi-siècle précédent. Une véritable défaite en rase campagne de la gauche américaine dont l'une des conséquences est la crise profonde (l'effondrement?) du capitalisme financier dérégulé, particulièrement vivace depuis 2008.
Ce n'est rien d'autre que cet héritage de Roosevelt, abandonné par le reste du Parti démocrate, que Sanders invoque en l'adaptant au double défi social et écologique de notre siècle dans un parallélisme de plus en plus confondant avec les années 1930. Grand plan d’investissement public pour résorber le chômage et rénover les infrastructures (notamment les réseaux électrique et ferroviaire), investissement massif dans la transition énergétique, dans l'éducation, doublement du salaire minimum tout cela en taxant massivement les haut revenus, les successions et les énergies fossiles, le programme économique et social du sénateur du Vermont est clairement le New Deal du XXIe siècle.
Ajoutant à cet ambitieux programme économique et social une ambition féroce d'en finir avec la ploutocratie américaine (étymologiquement le « pouvoir de l'argent » ; plus de 90 % des élections aux Etats-Unis sont remportées par le candidat ayant dépensé le plus d'argent durant sa campagne), de rendre donc le pouvoir au peuple en encadrant le financement des campagnes électorales ainsi qu'un une inébranlable vision progressiste de la société (égalité femme-homme, immigration, lutte contre les discriminations, en tout genre, légalisation du cannabis...), Bernie Sanders fait étal d'un projet que ne renierait aucun parti social-démocrate européen.
Ce projet radical séduit des millions de laissés pour compte de l'infernal compétition néo-libérale et en particulier la jeunesse démocrate qui le porte aux nues. Depuis le début des primaires, Sanders remporte plus de 70 % des suffrages des moins de 30 ans dans à peu près chaque Etat et ce quelque soit les configurations sociales. Cette constance remarquable est la traduction du désarroi d'une jeunesse américaine incapable de croire au mythe brisé du rêve américain. Quel que soit leur milieu social, les jeunes adultes débutent leur vie professionnelle soit avec des dettes de dizaine de milliers de dollars qui ont servi à financer leurs études supérieures, soit un avec un déficit de capital social et culturel colossal, n'ayant même pas pu emprunter pour entrer à l'université. Plus sensibles aux enjeux écologiques, ces jeunes adultes sont également bien conscients de la dette environnementale incommensurable que leur laisse leurs aînés (le rôle d'Obama dans cette prise de conscience est tout de même à souligner).
Cet engouement de la jeunesse américaine est plus fascinant encore que celui de la première campagne d'Obama car il semble résulter de l'ambition d'un projet de société, plutôt que du charisme magnétique du candidat. Certes, les qualités humaines de Bernie Sanders (intégrité, honnêteté, humour...) ainsi que son attachant côté de grand-père indigné explique une part de son succès, mais beaucoup moins que ses propositions, telle la suppression des frais d'inscription à l'université publique.
Alors que Nuit Debout occupe la place de la République, alors que Podemos a sensiblement rajeuni le Parlement espagnol, alors que la jeunesse a porté Tsipras à la tête de la Grèce ou encore Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste britannique, on est tenté de considérer que Bernie Sanders est, aux Etats-Unis, l'incarnation politique de cette aspiration au changement radical portée par la jeunesse de gauche et qui gagne un à un tous les pays occidentaux. Le mouvement des « Indignés », moment politique fondateur de cette jeunesse souhaitant rompre avec le capitalisme financier, a connu sa traduction américaine en 2011 avec Occupy Wall Street. Mais faute de structuration, il était resté éphémère, sans traduction institutionnelle à l'espagnole. De ce rappel, il n'y a qu'un pas, que l'on franchira allégrement (sans rigueur sociologique), pour considérer aujourd'hui que c'est cette étincelle qui fait briller, 5 ans plus tard, le flambeau porté par Bernie Sanders.
Dès lors, la question qui se pose n'est pas tellement celle de la faible capacité à emporter la primaire démocrate ou l'élection présidentielle (notons tout de même que contrairement à Hillary Clinton, il surclasse tous les prétendants républicains dans les intentions de vote pour le mois de novembre), mais celle de sa capacité à structurer, à faire vivre l'élan politique qu'il a suscité. Sanders sait mieux que quiconque que la politique est un rapport de force où le poids du nombre est le seul à même de contrer la puissance de l'argent. Nul doute qu'il tentera de faire prospérer le mouvement dont il est aujourd'hui l'étendard.
A 74 ans, après 35 ans de combats politiques solitaires, Bernie Sanders mène une dernière bataille triomphale en emmenant derrière lui des millions de personnes. S'il parvient à transmettre son flambeau aux générations futures, alors il restera dans l'Histoire comme celui qui a fait renaître la gauche américaine, sinon, il aura au moins permis de faire renaître l'espoir.