Au delà de l'horreur, on ne peut éluder cette question.
Qu'est ce qui fait que la France est aujourd'hui, à l'exception naturellement des pays jouxtant la Syrie, la plus touchée par cette violence criminelle ?
Le fait que l'organisation dite « Etat islamique » nous désigne par sa propagande comme une cible privilégiée joue naturellement son rôle. Notre intervention, nécessaire au Mali et celle, beaucoup plus discutable, en Irak ont contribué à nous placer en première ligne.
Mais qu'est-ce qui rend certains de nos ressortissants si sensibles ou si vulnérables à cet appel à la vengeance meurtrière ?
La première explication, la principale, échappe à toute logique rationnelle. De tout temps, la violence a fasciné, comme réponse à des névroses diverses : la purification par le feu obsédait certains anciens combattants qui, à peine revenus de la Première guerre mondiale fondaient les premiers faisceaux; la fascination de la mort, celle qu'on se donne le pouvoir d'infliger, agita successivement les légions de Franco et les SS d'Himmler. Le sentiment de toute puissance que procurent la possession et l'usage d'une arme hors de toute loi, que surent si bien décrire Patrick Modiano et Louis Malle dans Lacombe Lucien, ou la perversité du psychopathe... tout cela doit se retrouver dans la sauvagerie de ses hommes qui - pour l'essentiel - s'en prennent à des innocents incapables de répliquer. Pour s'y décider, il leur a fallu, gorgés de vidéos, nier leur humanité, en faire une catégorie à part ou s'abstraire eux-mêmes de l'humanité ordinaire. Sans aucun doute... Mais pourquoi ici plus qu'ailleurs ?
Comment le comprendre sinon en regardant la réalité en face ? Notre société est malade et si cette pathologie ne produit pas directement cette violence, elle nous prive des anticorps qui bloqueraient le passage à l'acte. Celui-ci est un peu comme le résultat d'un lent pourrissement, la fine et malsaine pellicule que laisse se former un désordre social et politique profond.
Comment ne pas voir que notre société, travaillée depuis plus de trente ans par le chômage de masse, est en train de chavirer ? L'ordre social ne peut reposer que sur des injonctions ou des promesses. La corrosion introduite dans les familles, les quartiers et peut être même les cœurs par l'absence de travail, et à la fois de l'espoir et de la discipline qui y sont attachés, répétée sur plusieurs générations, ouvre le chemin à toutes les formes possibles de déviations personnelles ou collectives. Or, la France est, de tous les pays d'Europe, celui dans lequel le chômage est le plus installé, qui n'est pas descendu en dessous des deux millions de personnes depuis ... le début des années 80 ! Elle est le pays où le décalage entre son dynamisme démographique et son inertie économique est le plus fort.
Je ne dis pas - ce serait absurde- que le manque d'emplois, produit du terrorisme comme d'autres y voyaient une source de délinquance. Mais en érodant les règles sociales, il alimente un foyer microbien dont la fermentation peut prendre bien des formes.
Mais sans doute faut-il encore aller plus loin.
De tous les pays européens, la France est également celui dont le discours politique est le plus riche en promesses d'absolu. Au pays des Droits de l'Homme, les dirigeants ne cessent de faire vibrer les cordes de l'égalité, rendant peut-être plus sensible qu'ailleurs pour ceux qui s'estiment ou sont discriminés, l'écart entre les promesses et la réalité. L'exaspération que cet écart peut nourrir chez la plupart d'entre nous peut pour d'autres se muer en colère, et pour un tout petit nombre fournir le terreau du ressentiment voire de la haine meurtrière. Et certains peuvent se laisser entraîner par l'idée que si nos valeurs sont au fond trompeuses, alors pourquoi ne pas les abattre pour leur en substituer de plus simples et de plus "prometteuses", plus accessibles au fond pour ceux qui décideraient de s'en faire les vecteurs armés ? Si l'on ajoute à ce cocktail la relation ambiguë qui lie la France à l'Afrique du nord du fait de la colonisation, et qui continue à marquer les esprits, l'on a alors en mains une bonne part des éléments à l'œuvre pour produire une étrange et perverse alchimie.
Peut-être au fond notre pays est-il en train de se faire prendre au piège de son histoire ? Et peut-être l'incapacité de ceux qui le conduisent à la réinventer, ouvre-t-il le champ à tous les prophètes ?
L'invitation qui serait faite à nos gouvernants de passer de l'invocation à l'incarnation des valeurs héroïques de la République serait alors bien puissante.....
Nul doute en tout cas que la répétition de pareilles horreurs sur notre sol appelle, au delà de l'action, une profonde et rapide introspection. Mobiliser, rassembler le pays contre les attaques criminelles dont nous sommes l'objet nécessiterait de réveiller les principes sur lesquels la France s'est faite et qui s'accommodent assez mal de la banalisation culturelle, la précarité sociale, le déclin industriel, de l'austérité budgétaire et de l'atonie de la volonté politique qui sont à tous les programmes.
Si la France est plus visée que d'autres, je suis convaincu que c'est uniquement en redevenant elle-même, en s'assurant comme une grande nation, qu'elle trouvera les moyens de se défendre !