Et d'ailleurs le peut-il, écrasé qu'il est par la pression médiatique, les stratégies de différenciation personnelle de ses leaders, la confusion idéologique aussi dans laquel il semble s'être laissé entraîner ?
La question n'est pas nouvelle ! Elle est en revanche d'une actualité cruciale. C'est que pendant les soldes idéologiques, la guerre des idées continue néanmoins ! Et les droites la mènent bon train. Pourtant bousculées par l'échec du néo-libéralisme qu'a révélé la crise financière et qu'accentuera la crise climatique qui vient, elle a su reprendre l'offensive en tentant d'apporter aux inquiétudes que nourrit la mondialisation une réponse identitaire fondée sur le retour à ses valeurs traditionnelles : l'autorité, le travail, la famille, la nation, parfois les valeurs chrétiennes, au risque de se mettre en porte à faux avec la partie de son électorat acquise à l'ouverture des frontières comme à la libéralisation culturelle. Aussi, faute de pouvoir aller jusqu'au bout en remettant en cause son engagement européen et sa préférence pour le libre-échange, prend-elle le risque de préparer le terrain à ses extrêmes qui, à l'évidence, n'auront pas de ses pudeurs.
Comment, dans ces conditions, ne pas regretter la timidité de la gauche ? Au boulevard idéologique que lui a ouvert l'effondrement des thèses néo-libérales, elle semble préférer de vieux combats d'arrière-garde, les uns en appelant aux mânes des grands ancêtres, ceux de l'Etat colbertiste des années 70, les autres à une social-démocratie dépassée pourtant partout ailleurs par les effets de la mondialisation. Celle-ci a en effet périmé et depuis plus de vingt-ans l'idéal du compromis social à l'intérieur des frontières nationales qui a certes permis plus de trente ans de croissance et de progrès social mais qui est désormais obsolète, à preuve la crise d'identité intense que traversent ses anciens promoteurs qui ont du coup cherché la réponse, mais en vain, du coté de la " troisième voie" ou du " nouveau centre" cher à Schroeder, Blair et...Clinton.
Le socialisme doit donc se réinventer. Tâche à laquelle il est manifestement mal préparé.
D'abord sa relation aux intellectuels s'est gravement dégradée. Depuis le Congrès du Bourget et la tentative, faite alors, voici près de 20 ans, de bâtir via leur contribution une nouvelle feuille de route. A peine arrêtée, celle-ci fut en effet promptement escamotée au grand dam des dizaines d'universitaires et chercheurs qui y avaient été associés. La défiance prévaut depuis lors et à juste raison, les rapports se limitant à des longues suites d'audition sans saveur ni préparation (dont celles menées dans le cadre des États-Généraux nous fournissent malheureusement une fois de plus l'illustration).
C'est que nos dirigeants, et là est le deuxième obstacle, n'aiment guère les idées, préférant mettre en avant "l'expérience et la légitimité" que leur conféreraient leur élection et leur connaissance du terrain.
Le mal est ancien : il est la conséquence de la séquence qui, engagée après guerre, s'est achevée avec les Trente Glorieuses. Accédant au pouvoir de manière durable, souvent pour la première fois, bénéficiant d'un impérium idéologique construit au lendemain de la guerre et valorisant l'alliance du progrès économique et du progrès social, les leaders socialistes, partout en Europe, avaient surtout besoin de mettre en avant leur talent de gestionnaire. Aussi, à quelques rares exceptions près, les intellectuels laissèrent la place aux experts ou aux convertis. Seuls les socialistes du sud de l'Europe résistèrent un temps, celui qu'il leur fallut pour accéder au pouvoir. Mais celui-ci, à peine acquis, à la fin des années 70, tous, de Lisbonne à Paris, se rallièrent au même prurit au moment même où la crise commençait pourtant à lui retirer de sa pertinence.
Reste enfin les pesanteurs dues aux rentes de situation qu'à favorisées la proportionnelle. La recette pour conserver dans le parti une influence est en effet à l'opposé de celle qui permettrait d'imaginer, d'inventer. La proportionnelle, qui profite aux motions et coutants, incite chacun à veiller jalousement sur sa part de marché plutôt que de prendre le risque de déstabiliser ses troupes en changeant de modes de raisonnement. D'où l'indigence de nos échanges, le "molletisme" de nos textes comme de nos pratiques qui, face au cataclysme idéologique déclenchée par la chute du Mur, nous laissent exsangues, étrangers aux grands enjeux, incapables de formuler une alternative crédible et donc de convaincre.
Ce "social-pragmatisme", si visible lorsque nous sommes aux responsabilités, mais aussi si inopérant, n'est plus tenable. Si la fin des années 80 a déstabilisé le paysage idéologique d'alors dominé par la social-démocratie, les tempêtes financières que génère à intervalles réguliers le néo-libéralisme, nourrissent aujourd'hui une méfiance nouvelle et forte à l'encontre de celui-ci, qui n'occupe plus la scène internationale que faute d'alternative. Avec la menace, qu'en l'absence de projets de substitution portés par le mouvement socialiste, ne s'installe un désordre politique et électoral dont la montée des "populismes" fournit une première illustration.
Il est donc essentiel que notre parti retrouve, si possible avec ses homologues européens, sa capacité à réfléchir et à donner un sens au changement de paradigme qu'impose la situation.
Il n'y parviendra qu'à la condition de reprendre les idées au sérieux.
Ce qui doit l'obliger tout d'abord à renouer avec son histoire. Non pas naturellement pour préparer une énième commémoration mais pour retrouver le fil de ses idées. Le PS n'a depuis plus d'un siècle jamais cessé d'être confronté aux questions de la paix, de la Nation, du rôle de la démocratie, de l'articulation des droits de l'individu et de la solidarité, des conditions et de l'efficacité de l'intervention de l'Etat. Se placer dans ce continuum, lui permettrait d'éviter les improvisations, les ruptures impensées (comme celles que nous vivons depuis 2 ans ) et de retrouver une dynamique de réflexion. Le socialisme a une histoire, il s'y est forgé une identité, il ne peut ni ne doit l'oublier. Parce que la mémoire reste, en politique comme en psychologie, la source de l'imagination !
Ce qui doit le conduire ensuite à dépasser tous les blocages que son mode d'organisation et de fonctionnement oppose à une pensée libre, je n'y reviens pas, sauf peut-être pour insister sur la nécessité de re-fonder notre rapport avec les intellectuels. Ceux-ci ont moins que jamais vocation à nous fournir un " prêt à penser " la crise et son traitement. Un travail fructueux avec eux ne pourra naître que d'une confrontation des points de vue, c'est à dire d'abord d'une formulation, assumée politiquement par le parti, de ses thèses, non de manière programmatique, à travers la déclinaison technocratique de mesures, mais par l'énoncé des raisons, théoriques ou morales , qui le conduisent à préférer tel choix à tel autre. Et que l'intervention critique de sociologues, scientifiques, philosophes, historiens permettra de valider ou de corriger, en toute hypothèse d'enrichir. Il ne s'agira donc plus de se mettre en position d'écoute, mais de dialogue.
Si l'on veut bien admettre en effet, ce qui semble aujourd'hui perdu de vue, que le socialisme repose par définition sur la volonté d'organiser la société autour de ce que suggèrent les principes de démocratie et de justice, il est évident que sa démarche devrait être commandée par un souci de connaissance, et de compréhension, des processus sociaux à l'œuvre, et non au mieux sur des improvisations, au pire sur des préjugés inspirés par l'air du temps.
On le comprend : rien ne sera possible sans une prise de conscience conduisant à redéfinir nos priorités et nos objectifs. Aussi faudra-t-il à nos dirigeants qu'ils admettent que
cette tâche, visant à reconstruire une vision d'ensemble, à l'inscrire dans le prolongement d'une histoire politique mais aussi intellectuelle, la soumettre en permanence à un examen critique et approfondi, est paradoxalement la plus urgente que nous ayons à accomplir. La période, à bien des égards, ressemble à celle ouverte par la Grande crise de 1929. La surproduction provoquée par la rationalisation du capitalisme, c'est à dire les gains de productivité liés à la standardisation du travail au sein de à de grandes entreprises, plongea les dirigeants politiques, socialistes compris, dans la stupeur et l'improvisation. La plupart choisirent la déflation et la rigueur aggravant du même coup le mal que l'intervention de l'Etat, via le contrôle du crédit, le lancement de grands chantiers, l'articulation entre salaires et productivité par la loi ou la négociation aurait (et permettra plus tard) de résoudre. Le problème est que les esprits à gauche, là d'où aurait dû venir l'alternative au credo libéral si violemment mis en échec, n'étaient pas prêts (malgré les travaux, minoritaires, des Planistes). Seuls nos camarades suédois, qui préférèrent quitter volontairement le pouvoir à l'orée des années 20, pour n'y revenir dix ans plus tard avec un projet économique et social longuement mûri, surent ouvrir une nouvelle voie...sans susciter de véritable émulation ailleurs en Europe sinon trop tardivement en Allemagne ou en Grande-Bretagne...
La vacance (la vacuité) idéologique ne date donc pas d'hier. En s'accrochant à l'orthodoxie qui voulait que la crise de 29 soit la crise finale maintes fois annoncée du capitalisme, et en se résignant du coup à l'inaction, les socialistes des années 30 (dans un contexte international qui, il est vrai, leur vaut quelques circonstances atténuantes), ont fait perdre 20 ans à l'alliance du progrès économique et social qui devait fonder la prospérité de l'Europe d'après-guerre. En renonçant, alors, à théoriser la social-démocratie, ses leaders ont ensuite privé la gauche européenne d'un socle sur lequel bâtir l'indispensable reformulation qu'il nous appartient d'entreprendre. Instruits par ce passé, ne savons-nous pas dès lors ce qui nous reste à faire et auquel il serait criminel de se dérober ? Foin des batailles de motion, des luttes de clan ou des spéculations sur les candidatures à la présidentielle, ce sont des idées qu'il nous faut sans tarder nous jeter à la tête pour élaborer la synthèse qu'appelle le double enjeu, bien identifié désormais, de la définanciarisation et de la décarbonisation de nos économies !
Publié dans la Revue socialiste n° 56 de novembre 2014