Aux "face à face" téléguidés opposant Juppé à Sarkozy ou Montebourg à Hollande, on peut en préférer d'autres, moins médiatisés mais incontestablement plus utiles et plus riches. Ainsi du débat qui réunit, livre aidant, Michéa et Julliard chez Flammarion depuis quelques jours.
Du second, historien reconnu du syndicalisme révolutionnaire, éditorialiste prolifique, en rupture de deuxième gauche, on sait presque tout. Du premier, discret philosophe construisant au fil de ses ouvrages une analyse originale du socialisme contemporain, beaucoup moins ! Sauf peut-être de se voir accuser de vouloir jeter le libéralisme politique avec l'eau du libéralisme économique et multiculturel. Qu'il me soit en tout cas permis de les remercier de m'avoir fait passer un excellent week-end accroché à leurs basques... Le suspens ne paraissait pourtant pas garanti. Tous deux s'accordent en effet très vite, dès les premières pages, pour considérer que le capitalisme constitue aujourd'hui une menace pour ce qu'il reste d'humain dans nos sociétés. Et pour ne voir d'issue que dans la volonté de confiner la loi du profit et de la rentabilité à l'échelle de l'entreprise en rendant à la démocratie, c'est à dire la recherche du bien commun, sa pleine souveraineté. Mais ce serait douter de l'intrigue dont le fil court tout au long des 300 pages de leur échange épistolaire, que l'on pourrait résumer en une sorte de recherche en paternité. D'où vient la gauche, se demandent-ils réciproquement ?
De la Révolution, veut démontrer le détective Julliard, c'est à dire de l'alliance de la bourgeoisie libérale (le progrès) et du peuple du Paris devenu en cent ans prolétariat (la justice). Alliance rompue sous le triple effet du communisme, qui repoussa la social-démocratie vers les classes moyennes et emportera plus tard la représentation politique de la classe ouvrière dans sa chute, de la substitution de l'immigration au prolétariat comme figure de l'exploitation, et de l'abandon subséquent de toute véritable politique sociale au profit du sociétal.
De l'affaire Dreyfus, proclame Michéa qui, s'il félicite le socialisme français d'avoir su faire alors le choix de l'universelle vérité, lui reproche aussitôt d'avoir sacrifié sur la durée sa singularité à ce compromis pourtant de circonstances. Le socialisme, en quelque sorte, aurait ainsi vendu son âme au libéralisme sans jamais plus s'en remettre. Au lecteur pressé, le différend pourra paraître oiseux. Alors qu'il est fondamental. Selon que l'on considère en effet que la gauche est le produit d'une alliance, qu'il faut ressusciter, ou la dilution d'une philosophie, celle du socialisme originel, qu'il faut retrouver, la réponse à apporter à la crise d'identité qui met à bas tout le courant critique du capitalisme sera bien différente !
La clef est naturellement à trouver du côté des rapports au libéralisme : la gauche y serait acquise et constituerait ainsi une proie facile pour les amoureux du marché et des libertés individuelles. Le socialisme en serait au contraire bien distinct et présenterait dans ses gènes une capacité de résistance à l'invasion de la société par la loi de la rentabilité. Chacun se fera, au fil des arguments, son opinion. Nul doute pourtant que les premiers socialistes, qui tous sans exception exprimaient et leur approbation et leur défiance de la Révolution, y voyaient néanmoins un travail à moitié fait, pour avoir renversé un ordre, celui de l'aristocratie et de la tradition, sans lui en substituer un autre. Là serait d'ailleurs le vice caché du libéralisme: faire croire à l'individu libéré du poids des hiérarchies et des dogmes qu'il pourrait trouver sa liberté par sa seule initiative alors qu'elle passe par une autre organisation de la société. Le socialisme aurait ainsi depuis toujours nourri une méfiance du progrès entendu comme la justification non du progrès humain mais de l'accumulation du pouvoir de produire et la soumission de l'individu jusque dans sa sphère la plus intime au règne de la marchandise.
Du coup, là où Julliard attend un sursaut, Michéa évoque une clarification, tous deux s'accordant en revanche, bien qu'à partir de prémisses différentes, sur la nécessité de préserver le fait libéral dans son volet politique pour mieux le contrarier dans sa dimension économique et culturelle. Tous deux voyant également dans la triple crise écologique, financière et morale de la fin de la première décennie de ce siècle une opportunité à saisir pour permettre au peuple de se ressaisir du pouvoir. Mais quel peuple et par quels moyens ? Celui qu'inspire une morale ordinaire, celle de la solidarité du quotidien, dit Michéa. Celui, dit Julliard, qu'un discours sincère fondé sur la recherche de la justice et légitimé par l'exemplarité de ses promoteurs réussira à convaincre ! Celui, en tout cas, que la gauche a choisi d'ignorer voire de mépriser en refusant de prendre en compte ses craintes nourries par la mondialisation et l'affaiblissement de ses repères culturels ! Et d'en déduire d'une même voix la nécessité de retrouver le chemin d'une lutte concrète contre les inégalités sociales plutôt qu'abstraite contre les discriminations. Question, non de préférence (l'une comme l'autre ayant leur importance) mais de priorité, la première permettant de rendre à la société son indispensable cohésion, l'autre accentuant au contraire les séparatismes individualistes et consuméristes. L'on pense, à ce stade, aux travaux de Gauchet et à sa mise en garde : la poussée des droits individuels, parce qu'elle ne rencontre plus de résistance, finira par menacer la société elle-même !
Au total, donc, les recommandations se rapprochent et insistent sur l'indispensable articulation de la critique du capitalisme comme système (déréglé et menaçant pour la planète) et comme philosophie (justifiant la destruction de toutes les valeurs morales en donnant à croire que la consommation fait le bonheur). Péguy ne s'exclamait-il pas que " Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'argent est seul face à l'esprit" ? Mais si nécessité fait loi, elle ne constitue nullement une garantie de succès... Comment réunir classes populaires, naturellement réticentes au nouvel ordre des choses, et catégories moyennes, au contraire plus sensibles à sa nouveauté? Sinon en retrouvant l'oreille de l'une, c'est à dire en répondant à ses maux par ses mots, et en montrant à l'autre ce que sont devenues " les illusions du progrès" qui loin de tenir ses promesses arase les revenus, dégrade la qualité de la vie, concentre le pouvoir et la richesse ? Sinon en redonnant un contenu concret aux principes de base de notre démocratie : égalité et souveraineté ? Sinon en aidant la gauche à retrouver sa supériorité morale sur un système fondé sur l'avidité et l'égoïsme, en débarrassant aussi ses représentants de toute volonté individuelle de puissance ?
Aussi ne peut-on à l'issue de ce passionnant duel désigner un vainqueur, sauf peut-être Michéa aux points. En effet, l'on ne peut s'empêcher de se demander, une fois le livre refermé, si le dialogue auquel on vient d'assister ne démontre pas, par son existence même, la réalité de cette dualité intrinsèque de la gauche : l'une républicaine, libérale, et progressiste; l'autre socialiste, défiante à l'égard du progrès, autant soucieuse de cohésion et de solidarité que de droit et de liberté. L'une née dans le droit fil de la Révolution, l'autre dans la critique de ses insuffisances. L'une consciente des limites que l'explosion du marché apporte à sa démarche; l'autre soucieuse, au moment d'avoir raison, de retrouver sa vigueur ! Aussi souhaitera-t-on que nombreux soient les lecteurs de nos duettistes pour qu'à la confusion régnant à gauche succède une claire séparation puis une fructueuse collaboration : que l'on cesse de demander aux Républicains de se conduire en socialistes et vice et versa...le débat ne s'en portera que mieux !