Difficile de rester indifférent au texte sensible que Nicolas Colin a souhaité consacrer à Richard Descoings, en rendant compte sur son blog du "Richie" de Raphaëlle Bacqué (https://medium.com/@Nicolas_Colin/richard-descoings-ou-la-radicalit%C3%A9-b0fe67284c01). Non seulement parce qu'il y exprime une évidente sincérité mais aussi parce que s'y trouve exposé, en condensé, ce qu'est le désarroi des jeunes élites françaises, en quête d'une improbable figure de référence.
Membre émérite d'une Inspection des Finances qu'il a quitté sans état d'âme pour favoriser l'éclosion de jeunes créateurs d'entreprises, enthousiaste promoteur de l'économie numérique, Nicolas Colin se reproche presque, durant une studieuse scolarité à Sciences-Po, d'être passé à côté de Descoings, de ne pas avoir su reconnaître en lui un "révolutionnaire" déterminé à renverser le vieil ordre autour duquel nos élites se reconnaissent et se reproduisent depuis toujours et dont Sciences-Po reste le symbole. Et de décrire ce moment particulier qui vit un héritier s'attaquer à l'héritage et transformer l'Ecole de Boutmy devenue celle de Pébereau et de Casanova en foyer d'une subite exubérance, de l'accueil de jeunes "boursiers" des banlieues en ouverture sur le monde via les stages internationaux ou l'enseignement de "l'économie réelle".
Ce qui me gêne dans le jugement que porte Colin sur ces épisodes, ce n'est pas tant la sympathie qu'il ressent après coup pour Descoings, que la tentation de voir en lui un "défricheur", un de ses "leaders" ouvrant de nouvelles voies et contribuant à mettre notre Pays de plain pied avec le monde réel.
S'il est normal que les meilleurs parmi nos élites se cherchent des références, celles que représentaient encore pour une génération comme la mienne les Nora, Bloch-Lainé ou bien encore, en politique, la figure tutélaire de Mendès-France, est-ce bien du côté de la Rue St Guillaume qu'il faut espérer les trouver ? Et si l'envie de bousculer l'ordre des choses, de pousser vers la sortie de vieilles équipes qui ont renoncé pour leur confort à se remettre en question, est légitime, est-ce pour faire du flamboyant directeur un modèle à suivre ?
Ce qui m'a rendu le texte de Colin sympathique, c'est non seulement que son auteur est un homme de qualité qui mérite le respect, mais aussi que j'y ai retrouvé beaucoup de ce que j'ai ressenti arrivant comme lui, 20 ans plus tôt, à Sciences-Po. Issu d'un milieu que l'on qualifierait aujourd'hui de populaire, j'ignorais même l'existence de ce Saint-Graal trois ans plus tôt en franchissant les portes de la fac de droit. Il avait fallu un professeur fantasque et entraînant pour m'en ouvrir la perspective à l'issue de ma troisième année de licence. Comme Colin à l'orée des années 2000, j'y avais trouvé une atmosphère compassée, un entre-soi réservé aux anciens élèves des grands lycées parisiens, amateurs de rallyes, poussant les provinciaux les uns vers les autres, les laissant ravis néanmoins de découvrir le charme des plans en deux parties, et l'excitation intellectuelle de la multi-disciplinarité. Le conformisme des manières, y compris de pensée, y était à peine entamé par la qualité des enseignants, souvent de jeunes hauts fonctionnaires, et des enseignements. Mais y vivait encore le goût du service public, l'apprentissage du désintéressement, l'idée que l'Etat était la plus noble des carrières. Derniers feux d'une idéologie vieillotte ?
Que Colin, abonné au même régime, se réjouisse rétrospectivement que cet ordre là ait été mis à mal par Descoings, on peut le comprendre. Mais avec quel résultat ? Que chacun d'entre nous ait déduit de son passage rue St Guillaume la nécessité de rénover une formation trop classique, et déborder des publics trop privilégiés, soit ! Mais qu'il faille voir un modèle dans ce que Descoings a fait de l'ancienne École Libre, fondée au lendemain de la défaite de 70 pour renouveler nos élites, il y a une marge !
Certes, Descoings a fait pénétrer à Sciences-Po des jeunes prometteurs de lycées de banlieue, et c'est tant mieux. Mais que représentent-ils aujourd'hui sur l'ensemble d'une promotion ? Et comment ne pas voir du coup dans cette réforme marginale par ses effets un coup de communication habile ? La question de l'accès des jeunes issus de milieux modestes à nos grandes écoles est loin donc d'avoir trouvé sa solution !
Certes, les enseignements se sont diversifiés, l'ouverture sur l'étranger amplifiée, mais autour de quel projet pédagogique ? L'alignement et même le rehaussement du prestige de Sciences-Po par rapport aux grandes universités mondiales, principalement anglo-saxonnes, ne dit rien de l'esprit que Descoings aurait voulu transmettre à des milliers de jeunes appelés à jouer les premiers rôles dans l'Etat ou l'entreprise ! Comment ne pas avoir avec le recul le sentiment qu'il s'est agi moins de former des générations que de fabriquer une marque ? Et que dire du non-remplacement, délibéré, d'une génération d'historiens qui faisait les beaux-jours de leur discipline ?
Comment enfin ne pas céder définitivement au scepticisme en considérant le rapport qu'entretenait le Directeur de Sciences-Po à l'argent : salaires mirobolants, système de primes opaques servant à "acheter" la collaboration et du coup la bienveillance du tout Paris étatique, médiatique ou politique ? Est-ce céder à de vieux principes que de penser que le véritable grand pédagogue a nécessairement pour compagnon une forme de désintéressement que Richard Descoings était bien loin d'incarner ?
Que l'on me comprenne bien : je ne nie pas l'urgence qu'il y avait à revitaliser une École chloroformée par le conformisme. Et je n'ai aucune raison d'accabler un homme qui eut au moins le mérite de soulever de vraies questions. Mais je ne me rallie pas à l'idée que toute vraie réforme devrait s'identifier à une normalisation, un ajustement aux valeurs dominantes d'un autre conformisme, celui de la "réussite", de la "peopolisation" et des lois de l'argent.
Je crois profondément qu'un Pays doit former ses élites, de manière volontariste. Et si la condition de sa survie est de les préparer au monde réel, celle de sa pérennité est d'associer à ce réalisme un socle de convictions fortes issues de l'esprit républicain et dont la valeur transcende les époques. J'ai donc la faiblesse de penser qu'il conviendrait avant toute chose de revitaliser l'esprit du service public et que notre vieille nation ne peut se passer d'un État qui en reste l'armature et qui pour exercer ses missions devrait toujours pouvoir s'assurer du concours des meilleurs. Oui, l'Etat doit se moderniser, pour mieux prendre en compte une économie plus fluide, laisser agir et même encourager les initiatives décentralisées, mieux associer l'usager mais aussi ses personnels. Là se trouve l'enjeu de la formation de ses cadres plutôt que dans l'excitation qui leur ait faite à ne plus voir dans la puissance publique qu'une pauvre chose branlante, résiduel d'une longue histoire.
Nul doute qu'il y ait eu dans les fêlures de l'être Descoings quelque chose de "dramatique" et de touchant mais celles-ci traduisaient peut-être plus de détresse quant à l'ambiguïté de sa démarche que d'angoisse quant à sa capacité à briser les résistances du système.
Et si l'homme ne mérite pas d'être jugé -de quel droit le ferait-on ?- pas plus le haut-fonctionnaire que le directeur d'institution ne peuvent à mon sens prétendre à servir de modèles aux nouvelles générations. Que celles-ci s'en cherchent à toute force nous dit, en revanche, ce qu'il nous reste à faire : identifier parmi celles et ceux qui ont servi notre République les promoteurs d'un projet visant à montrer que le goût du service public, le sens de l'Etat peuvent encore être le meilleur auxiliaire du progrès du Pays !