L'action et les prises de position de Manuel Valls méritent une critique honnête, alors qu'il fait l'objet, le plus souvent, de mises en cause outrées et caricaturales.
A la différence de F. Hollande, le Premier ministre prend les idées au sérieux, au point même de faire du "débat" intellectuel un "combat", la poursuite de la politique par d'autres moyens en quelque sorte...
Là sans doute se trouve l'explication du rejet qu'il suscite : il assume une cohérence entre l'action qu'il mène et la réflexion qui le guide alors que ses adversaires, qui s'en étranglent, nagent en pleine confusion.
Pour l'avoir "pratiqué" pendant cinq ans à l'Assemblée, presque côte à côte, et avoir mené avec lui quelques batailles, en particulier celle du Congrès du Mans (2005), je retrouve aujourd'hui dans ce qui commande son engagement les mêmes qualités que celles qu'il mettait en avant alors pour faire changer la gauche.
Sa vision, bien résumée récemment par le politologue Zaki Laidi, repose en effet sur trois exigences :
- La clarté, qui le conduit, selon une formule qu'il n'est pas le premier à utiliser mais le seul à pratiquer, "à faire ce qu'il dit et dire ce qu'il fait". Pour des dirigeants socialistes qui, toutes générations confondues, vivent dans l'imposture d'un discours sans rapport avec les actes, la potion est amère. Et la plupart lui reprochent désormais moins sa franchise que sa façon de faire ressortir, par contraste, au mieux leur aveuglement au pire leur hypocrisie. La "bronca" qu'a soulevée sa sortie en Allemagne sur la question des réfugiés en témoigne. Mais qui, parmi ses contempteurs, a condamné avec la même indignation la politique de la France en la matière, dont il ne faisait au fond que l'exégèse, pour proposer d'accueillir, à l'instar de l'Allemagne, des milliers de réfugiés ?
- Cette affaire illustre la seconde exigence dont Manuel Valls a fait l'axe de sa manière d'exercer le pouvoir : le sens des responsabilités. Rien chez lui de cette "philosophie" corrézienne, héritée d’Henri Queuille et qui inspire encore nombre de ses héritiers, selon laquelle "il n'est pas de problèmes qu'une absence de solution ne finisse par résoudre". M. Valls fait face, explique et tranche. Il refuse de se dérober au réel et il a raison, respectant mieux les citoyens à cet égard, que d'autres plus prompts à dénoncer mais au prix des faits avec lesquels un gouvernement doit se colleter.
- Tout cela conduirait presque à le soutenir, si cette démarche que je qualifierai sans peine de courageuse, ne s'appuyait sur une vision du monde qui me paraît aujourd'hui profondément décalée. M. Valls est, au fond, un idéologue, ce qui de mon point de vue n'est pas un reproche. Mais loin de regarder vers l'avenir, cette vision n'est en réalité plus synchrone avec le temps que nous vivons.
Pour le dire autrement, la gauche a, en France, tellement pris de retard qu'en tentant de la mettre à jour, ce qui est honorable, M. Valls s'est arrêté une station trop tôt. A la différence de la vieille gauche du parti, il a certes, et à juste titre, pris congé de l'approche keynésienne de l'économie et corporatiste de la société, et, au rebours de la gauche social-démocrate, se refuse à bon droit à considérer que les affaires suivant leur cours, la tâche de l'Etat serait, à grand coup de dépenses sociales, d'amortir les conséquences du changement en cours du modèle de production. Il a, sur ces deux points, raison. Mais c'est pour nous proposer, à son tour, une série de recettes qui, bien que plus récentes, ont pourtant déjà fait la preuve de leur inefficience.
Que pense et que nous dit (on l'a vu, c'est la même chose) le Premier ministre ? Que nous vivons dans un monde nouveau, ce qui est juste, auquel la France, si elle veut survivre, doit s'adapter, ce qui est à mon sens plus problématique et explique sans doute les difficultés, pour ne pas dire l'impasse, auxquelles M. Valls doit aujourd'hui faire face.
L'adaptation n'est en effet possible qu'à l'égard d'un modèle stable dont les règles sont connues. Mais si la mondialisation a pu laisser croire, chute du Mur aidant, qu'elle allait déboucher sur un nouvel ordre libéral, la preuve a été faite depuis 2008 qu'elle ne savait au contraire produire qu'une forme d'anarchie, de mouvement perpétuel sans tête ni direction, susceptible d'entraîner l'économie entière dans des bouleversements incontrôlés et peut-être mortels. Chacun sait bien que nous ne sommes pas à l'abri d'un nouveau séisme financier, au regard des masses de liquidité qui circulent, sensibles aux moindres rumeurs comme aux plus grossières occasions de spéculer, tandis que s'affine la perspective d'une crise climatique dont les États comme les marchés auxquels ils sont soumis, n'ont en réalité rien à faire !
Dans ces conditions, "l'adaptation", voulue par le Premier ministre comme une sorte de rattrapage, est vouée à l'échec et ne peut constituer qu'une course sans fin.
La preuve en est l'échec in fine qu'a constitué le « blairisme » flamboyant qui n'a réussi, à se maintenir un temps que par une sorte de fuite en avant le conduisant même à épouser les causes d'une forme de néo-colonialisme en Irak où il a trouvé sa fin.
Le problème est, en effet, que la politique qu'inspire une telle vision, courageuse mais fausse, est soumise, à un moment donné, à une double épreuve de vérité.
Sur le plan international, elle conduit tout d'abord inéluctablement à une lecture des affaires du monde en termes de compétition permanente et du coup de menaces grandissantes. Le "réalisme" qui l'accompagne l'amène ainsi à se chercher des alliés dans un combat qui devient vite obsessionnel et binaire entre l'Occident, ses valeurs et son leader, les Etats-Unis, et tout ce qui les conteste, des puissances émergentes, comme la Russie, la Chine ou l'Iran au terrorisme islamiste. Au nom des faits - le rééquilibrage visible du jeu des puissances au bénéfice de nouvelles régions -, s'impose alors une lecture déformée, idéologique de ceux-ci, qui transforme cette évolution en combat pour la survie des démocraties, bref en une idéologie néo-conservatrice dont on trouve les traces dans l'idée tragique et noire que notre Premier ministre nous donne sans cesse d'un monde, certes dangereux, mais pas plus qu'il ne l'a toujours été.
Sur le plan intérieur, ce modernisme, requalifié si j'ai bien lu en "social-réformisme", butte à son tour sur un double écueil : la montée des inégalités accentuée par la persistance d'un chômage qu'on ne tarde pas à mettre sur le dos non d'une faiblesse de l'activité mais du poids des statuts (cf non pas tant la « loi travail » que les justifications qui l'accompagnent à grands coups d’insiders (salariés et travailleurs) versus outsiders (chômeurs et exclus)) et une poussée des contestations nourries d'une angoisse, au fond légitime, de voir le modèle, social pour les uns, national pour les autres, abandonné pour ce qui apparaît, à tous les plus fragiles, comme une jungle sauvage.
La vérité, difficile à admettre pour un Premier ministre dont les thèses pouvaient paraître novatrices ... voici dix ans, est que le « blairisme » est déjà dépassé sans avoir jamais été mis en œuvre à Paris... Et que la Gauche, comme le gouvernement, ne pourront sortir de ce paradoxe qu'en en prenant acte et en se mettant au travail pour faire émerger un nouveau cadre de référence, qui s'appuie sur une République complète, c'est-à-dire forte et généreuse, garante d'un ordre juste, c'est à dire associant la reconquête d'une croissance fondée sur la transition énergétique ; le tout nécessitant une remise à plat du fonctionnement de l'Europe et un projet social favorisant à nouveau, par des outils collectifs, l'intégration de tous.
Prétendre équiper la France d'une part, chaque individu d'autre part, pour la grande traversée que constituerait le voyage vers l'économie mondialisée, en jetant par dessus bord ce qui a fait l'originalité de son modèle, se terminera en naufrage. Celui de la gauche - il est déjà bien entamé -, mais celui aussi de notre cohésion - et le risque va croissant. Nos voisins n'échappent d'ailleurs pas à ce processus même s'il prend ici ou là des formes différentes.
Comment, à ce point du raisonnement, ne pas regretter que Manuel Valls ne mette pas les qualités d'homme d'Etat qui sont les siennes, cette clarté et ce sens des responsabilités évoqués au début de ce papier, au service d'un véritable réalisme, celui qui ne se résigne pas au monde qui vient mais garde l'ambition de le changer ! Sauf à en subir les errements....
On comprendra qu'occupé comme il l'est par la tâche qui le retient à Matignon, Manuel Valls ait du mal à procéder à cette révision. D'autant qu'elle exigerait de lui qu'il porte son attention sur des phénomènes qui ne l'inspirent guère, à savoir la mobilisation des forces sociales et politiques qui pourraient, à l'échelle de l'Europe, lui donner toute sa dimension. Du coup, il court le risque, à l'instar de E. Macron, de devoir chercher une issue dans une recomposition dont le seul résultat sera de laisser à la partie la plus "éclairée" de la droite et de la gauche, le soin de mettre au pas, à coup de "réformes", un peuple invité à renoncer à la conscience qu'il a de son Histoire et de ses valeurs, pour ne pas dire de son destin. Gare alors aux soubresauts dont le FN n'est aujourd'hui que l'annonciateur.
Refaire la France, ce n'est pas la défaire. La même observation vaut pour la gauche qui doit certes changer mais pas au point de renoncer à ce qu'elle est. Le « passéisme » des uns ne suffit pas à donner en creux un contenu au "modernisme" des « autres.
Puisqu'il aime les idées, M. Valls ne pourrait-il accepter de considérer que celles-ci, comme les véhicules, doivent être régulièrement révisées sauf à encourir la réforme ? C'est d'imagination dont nous avons besoin, celle qui conduit à penser le monde de demain sous les formes de la coopération, de la justice et de la solidarité...