Les événements tragiques qui viennent de se dérouler à Paris ne peuvent susciter sur l'instant qu'horreur et indignation. Ils doivent aussi, dans un deuxième temps, faire l'objet d'une véritable réflexion quant à la nature de l'agresseur et à la manière de le combattre.
Cette réflexion doit être conduite calmement, en dehors de tout esprit polémique ou partisan, en sachant qu'il n'existe pas face à une situation aussi complexe de réponse unique.
Pour autant, le discours de guerre enclenché en janvier et repris par tous depuis vendredi, y compris ce lundi par le chef de l'Etat, est-il le bon ? Est-il de nature à nous permettre d'ajuster notre riposte sans céder à la dérive sécuritaire et militaire dans laquelle les terroristes ont justement pour but de nous entraîner ?
A l'intérieur, cette logique guerrière, prise au pied de la lettre, pourrait nous amener, au nom de l'exigence de sécurité maximale qu'impose un conflit, à restreindre un peu plus les libertés individuelles. En guerre, disent déjà certains, on ne saurait laisser dans la nature des centaines de nos compatriotes dont on a des raisons de penser qu'ils sympathisent de près ou de loin avec l'état islamique. Et c'est au nom de cette logique qu'a déjà été réclamée l'ouverture de centres de rétention pour neutraliser préventivement cette "population à risque." L'état d'urgence, qui vient d'être décrété, autorise d'ailleurs l'exécutif à le décider, possibilité qui, soyons en sûrs, ne fera qu'accroître la pression exercée par les partisans d'une telle mesure, dont l'effet de stigmatisation serait par ailleurs garanti...
De la même manière, serons-nous, par les mêmes, encouragés à nous affranchir des obligations que nous crée la convention de Genève et au nom de l'état de guerre à stopper l'accueil de réfugiés qui constitue, du fait des infiltrations possibles (et malheureusement déjà vérifiées), autant de menaces potentielles. S'y refuser sera dénoncé comme une incohérence. La fermeture des frontières, pour l'heure provisoire, apparaîtra alors à beaucoup comme l'issue normale de ce processus. Au nom de quel principe pourra-t-on y résister ? L'état de guerre n'emporte-t-il pas tout ?
Dans les deux cas, nous nous trouverions alors en porte à faux par rapport à des valeurs fortes de notre République, ce qui est très exactement ce que nos adversaires souhaitent obtenir...
Dans son discours devant le Congrès, le Président a su résister à ce risque de dérive mais il n'a pu s'empêcher de parler de "guerre" alors qu'il ne s'agit en aucun cas d'un affrontement d'état à état mais d'un conflit asymétrique où notre adversaire ne peut répondre à nos bombardements que par des attentats excessivement douloureux mais sans conséquences réelles sur nos Institutions, notre Indépendance nationale ou notre capacité de décision.
A l'extérieur, cette logique de guerre assumée pourrait tout aussi bien déboucher sur un renforcement de notre intervention militaire sur le terrain, dont les résultats sont mitigés, et sur l'envoi de troupes au sol que certains réclament d'ailleurs déjà. Et comment leur reprocher d'aller au bout du discours tenu par tous les responsables politiques... même si personne au fond n'est près - et c'est heureux - à prendre le risque de l'enlisement auquel conduirait tout droit un telle option ?
Enfin, comment ne pas voir que ce discours de guerre, comme à chaque fois que celui-ci est entonné, débouchera inéluctablement, pour les besoins de la cause, sur une carricaturisation outrancière de l'ennemi désigné. Celui-ci est d'ores et déjà devenu un barbare, étranger à la civilisation, animé de passions folles... alors que l'état islamique se révèle un composé beaucoup plus complexe de fanatiques religieux, certes, mais aussi d'anciens dirigeants civils ou militaires du parti Baas, tous laïcs et dont les motivations vont bien au delà de l'amour exclusif de la "charria".
Je ne dis pas que ces dérives ne pourront être jugulées, et le Président de la République s'y est employé ce lundi à Versailles, mais elles constituent un horizon possible dans la mesure où elles s'inscrivent dans la logique du processus de guerre auquel il est fait désormais ouvertement référence.
Ne serait-il pas en conséquence préférable de prendre - aussi difficile cela soit-il - un peu de recul au vu des extrémités auxquelles l'indignation, la légitime colère, le besoin de se faire justice pourraient nous entraîner ? Et d'ajuster et notre réthorique et notre action ?
Faute, tout d'abord, de pouvoir nous-mêmes gagner sur place la guerre contre l'Etat islamique, ce qui relève de l'évidence, ne devrions-nous pas créer les conditions d'une victoire de toutes les forces qui sur le terrain lui sont opposées ? Ce qui suppose de remettre à plus tard la question du départ d'Assad, dont nous avions fait un préalable, et de rechercher sincèrement avec l'aide de la Russie, qui ne pourra se maintenir indéfiniment, les voies d'un règlement forcément provisoire. F. Hollande a évoqué dans son intervention l'hypothèse d'une large coalition que consoliderait une résolution du Conseil de Sécurité : cela va dans le bon sens. D'autant, qu'il paraît difficile d'imaginer à terme un retour au statu quo ante, à savoir l'existence de deux États, le syrien et l'irakien, partagés par une frontière issue de la période coloniale. L'affirmation de l'autonomie kurde, la scission politique chiite/sunnite en Irak etc. tout pousse à anticiper une nouvelle configuration et donc à nous montrer flexible sur la question du ou des futurs pouvoirs...
Cette flexibilité devrait tout aussi bien nous amener à l'intérieur à reconnaître l'impossibilité pour un gouvernement démocratique d'assurer "le risque zéro" et à concentrer nos efforts sur le renseignement et l'exploitation de celui-ci en ne dépensant plus inutilement l'énergie de nos forces armées dans des stratégies de sécurisation certes visibles, mais malheureusement inopérantes comme l'ont montré les évènements récents. Cela suppose un effort de conscientisation des citoyens et de pédagogie dont nos ministres en charge, qui ont fait la preuve de leur compétence et de leur conviction, sont parfaitement capables... même s'ils essuieront pour cela de nombreuses critiques. Mais celles que suscitera (elles affleurent déjà !) l'inévitable échec du discours guerrier, auquel sera opposée la survenance de nouveaux attentats qu'on aura pu empêcher, ne seront-elles pas plus ravageuses ?
A Versailles, le Président a eu des phrases fortes pour rappeler que notre République en avait vu d'autres, que notre démocratie était solide parce que fondée sur l'adhésion de tous et notre goût de la liberté indestructible. C'est ce message, de confiance et de fermeté, qui constitue le meilleur antidote au poison de la division intérieure comme à la tentation de l'aventure extérieure.