Monsieur
le Président, Madame la ministre,
Mes
chers collègues,
Le débat qui nous est proposé à l'initiative
de la Commission des Lois fait suite à l'intérêt constant que notre Assemblée a
témoigné à l'élaboration d'une nouvelle réglementation européenne relative à la
protection des données personnelles face à la prolifération des usages
électroniques dont elles peuvent faire l'objet.
Ce débat tarde à aboutir et l'on ne peut que
le regretter sous réserve cependant que les mesures retenues renforcent au
final les protections existantes.
Plutôt que d'insister sur le contenu de la
discussion en cours, dans laquelle il faut que le gouvernement de la France
prenne, comme l'a fait la CNIL, toute sa place, je voudrais profiter de cet
échange pour évoquer ces sujets non dans le détail mais d'abord en référence au type de société que nous
voulons construire.
1) S'il ne me semble pas nécessaire, en
premier lieu, de rappeler l'ampleur des
opportunités offertes par le développement du numérique, je veux en revanche
évoquer les menaces auxquelles il soumet nos libertés individuelles.
Telle est bien la question fondamentale qui
nous est en effet posée par l'interconnexion généralisée des données permise
par Internet, exploitée par les entreprises et les gouvernements, mais aussi
entretenue et facilitée par les réseaux sociaux.
A l'appui de la démonstration, je n'ai que
l'embarras du choix.
Dois-je parler des progrès foudroyants du "
big Data", c'est à dire du traitement par les entreprises de la masse
énorme de données qu'elles peuvent récupérer directement auprès de leurs
clients ou des réseaux sociaux et leur permettant d'adapter leur stratégie
marketing voire leurs ventes en profilant individuellement chaque consommateur
potentiel ? Outre le fait que ces traitements sont souvent opérés hors le
consentement de celui-ci, ils permettent via ses achats ou ses simples
consultations de site de déterminer son état de santé, ses préférences philosophiques
ou religieuses... mettant en cause des droits élémentaires protégés tout
particulièrement par notre Constitution.
Faut-il évoquer l'Open-Data, qui, à partir
des meilleures intentions du monde (la transparence de l'action publique)
conduit l'Etat et ses différentes branches à rendre disponibles les données
brutes qu'ils détiennent sans évaluation préalable des risques pour la vie
privée des citoyens concernés ?
Dois-je citer la biométrie et la banalisation
de son utilisation dans un nombre grandissant de domaines, et débouchant sur
une forme d'asservissement d'une partie du corps humain....pour entrer dans un
restaurant scolaire ou accéder à un équipement sportif ?
Dois-je aborder enfin les législations qui
autorisent des États à exiger d'entreprises privées l'accès à toutes les
communications qui transitent par leurs réseaux dans des conditions de
protection quasi-nulles ? Ainsi le Foreign Investigation Secury Act adopté aux
États-Unis, qui permet au gouvernement américain d'exploiter les informations
détenues par exemple par Google etc., ne précise ni pour quelle finalité, ni
par quels fonctionnaires, ni pour combien de temps ces données peuvent être
transmises.
2) Cette évolution soulève trois questions
auxquelles nous avons le devoir désormais d'apporter réponse.
-
N'est-ce pas tout d'abord à la disparition de la notion même de vie
privée que nous sommes en train d'assister ? C'est à dire de cette part
d'intimité qui doit échapper à toute connaissance en dehors de sa famille ou
des proches. De ce" petit tas de secrets" dont parlait le philosophe,
et qui doit rester à l'abri de toute autre curiosité que la notre ! Ce
mouvement est à ce point amorcé que l'on entend même les partisans d'un big
Data ou d'un open Data sans contrainte expliquer que c'est la notion de vie
privée qui doit être révisée plutôt que de limiter les pratiques qui la
menacent.
Il est vrai que le mouvement même de la
société semble aller en ce sens : l'affirmation de l'individu comme axe de
notre organisation sociale, le sentiment de son importance que donne à chacun
l'explosion des cadres intermédiaires comme la multiplication des lieux
d'expression et de d'exposition peuvent en effet faire douter de la nécessité
de protéger le citoyen contre lui-même. Le développement de la télé-réalité
comme des réseaux sociaux s'est accompagné d'un effacement des frontières entre
vie publique et vie privée, celle-ci étant supposée présenter un intérêt digne
de la faire connaître à tous, y compris dans ses dimensions les plus curieuses.
Ainsi, chacun tend à mettre sur la place publique des informations relatives à
ses vacances, sa famille, ses préférences etc. Sans plus de précaution.
Il est donc plus qu'urgent de réaffirmer le droit à la protection de la vie privée
mais aussi de préciser le contenu, jamais défini, de ce droit au regard de
l'évolution des technologies numériques. C'était l'idée d'habeas corpus apparu
dans la campagne présidentielle mais depuis lors disparu. C'est l'objet,
largement insatisfait, du projet de règlement européen. C'est la faiblesse de
l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme comme de
l'article 9 de notre code civil. Des notions sont certes apparues comme la
nécessité du consentement, le droit d'opposition ou de rectification. Mais ces
éléments partiels restent insuffisants pour établir ce qui devrait par exemple
relever de l'ordre public (comme la connaissance des opinions ou de la santé).
- Comment, ensuite, reprendre en main une
évolution technologique qui nous échappe ? Cela supposera de se garder de la
foi naïve (ou non d'ailleurs) trop souvent professée dans les bienfaits de la
technologie qui serait bonne par elle-même. S'il ne saurait être question de
sombrer dans le défaut symétrique (la technologie n'est pas mauvaise par nature),
il faut réaffirmer la nécessité d'en contrôler les usages au regard des
principes fondamentaux constitutifs de notre ordre juridique. Ce qui suppose
également de mettre fin à la primauté d'un économisme primaire dont témoignent
trop de déclarations, y compris parfois les vôtres, madame la ministre, comme
celles que vous avez faites devant la commission des affaires européennes de
l'Assemblée Nationale le 3 octobre dernier : "Il nous faut prendre garde
de ne pas imposer de trop fortes
obligations aux acteurs européens tout en laissant les acteurs non européens
libres de toute contrainte" disiez-vous avant d'ajouter que "Les
questions qui fâchent (Prism etc.) sont aussi le symptôme de l'échec des
Européens à faire émerger des entreprises de taille critique". Notre devoir est au contraire de réaffirmer
que sans négliger les enjeux industriels notre politique en la matière doit
être dictée d'abord par des considérations philosophiques et juridiques
traduisant le projet de société que nous voulons porter.
-
Comment enfin mettre un terme au désordre juridique qui prévaut dans le monde ?
C'est dans cette optique que se situe le projet de règlement. Mais il ne
suffira pas à résoudre les problèmes de conflit de lois qui favorisent les
dérives de certains États, à commencer par les États-Unis. Non seulement,
ceux-ci appuient leurs intrusions sur des lois qui n'ont en principe pas de
portée juridique sur le territoire de l'Union, mais leur législation interdit
aux entreprises sollicitées de le révéler. Les révélations autour de Prism ont
montré que l'on ne pouvait plus en rester là. Pourquoi, à cet égard, ne nous
associons-nous pas, à la démarche allemande plaidant pour une charte mondiale
des droits numériques afin de nous placer à la bonne échelle ? Et pourquoi,
sommes-nous rester si prudents face au scandale Snowden ?
Le développement du numérique se situe à la
croisée de plusieurs préoccupations : économiques, technologiques,
commerciales, juridiques. Mais il ne saurait être question, de mon point de
vue, de mettre en balance avec celles-ci ce qui fait la nature même de notre
société : la protection, c'est à dire le respect de la personne humaine.